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Marcel Gauchet : le religieux après la religion (extrait).

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Publié le 25/11/2008 à 22:59 dans Textes complémentaires

" Il est nécessaire de comprendre la spécificité du phénomène religieux en même temps que son omniprésence dans la quasi-totalité de l’histoire humaine. La religion n’est pas seulement dans la tête des acteurs de cette histoire pour leur cacher la réalité de leur monde. Elle organise leur monde. Que représente la religion dans ces conditions ? Que signifie son rôle structurant? Pourquoi, en un mot, y a-t-il eu religion ? Des énigmes d’autant plus opaques qu’on ne s’en tire pas avec l’idée d’une nécessité d’un invariant de la conscience collective ou de la constitution du social. Car si les religions ont tenu une place déterminante dans la majeure partie des sociétés du passé, il faut constater dans l’autre sens qu’elles ont perdu cette place, progressivement, depuis quelques siècles dans l’histoire européenne moderne. Autant la religion est à prendre au sérieux dans les sociétés anciennes, autant la sortie de la religion est à prendre au sérieux dans les sociétés modernes. La réflexion doit se déployer sur les deux fronts. Il s’agit de saisir au passé les ressorts de cette efficacité structurante de la religion. Et il s’agit en regard de relire le mode de structuration de la société qui se déprend d’une compréhension religieuse de son ordre. Les sociétés ont fonctionné massivement à la religion. Que se passe-t-il lorsqu’une société se met à fonctionner en dehors de la religion ? C’est cela l’enjeu du " désenchantement du monde ". Le constat est en lui-même banal. Encore reste-t-il, une fois qu’on l’a formulé, à élucider les formes qu’emprunte le processus de désenchantement et les conséquences auxquelles il conduit. L’interprétation suppose d’avoir mesuré au préalable ce que voulait dire l’enchantement du monde.

Voilà très sommairement, pour les données primordiales du problème et pour la manière de le prendre.

L’un des premiers bénéfices de l’approche est de permettre d’échapper au faux débat entre mort de Dieu et retour des religions dont les oscillations périodiques rythment depuis deux siècles la discussion autour de l’avenir religieux de l’humanité occidentale. Le mécanisme est simple.

D’un côté, sur la base d’un fait indiscutable, le recul de l’emprise organisatrice du religieux sur la vie des sociétés, on conclut à la perte de fonction de la religion et donc à sa disparition inévitable (qui ne serait qu’une affaire de temps).

De l’autre côté, on part de deux faits tout aussi indiscutables, d’abord la permanence de la foi, ensuite la reviviscence périodique de cette foi pour des motifs tantôt conjoncturels (la Libération), tantôt liés à des mouvements profonds de la culture (le romantisme et le néo-romantisme). A partir de ces deux faits, on annonce le retour imminent du religieux, en procédant à une même extrapolation prophétique. La sortie moderne de la religion n’aurait été qu’une éclipse temporaire superficielle.

Ni l’un ni l’autre interprétation ne sont tenables : ce à quoi nous assistons c’est aux deux processus simultanément, à une sortie de la religion entendue comme sortie de la capacité du religieux à structurer la politique et la société, et à une permanence du religieux dans l’ordre de la conviction ultime des individus, avec sur ce terrain un spectre de variations, selon les expériences historiques et nationales, très large. Dans le cas américain, on aura une société encore très largement imprégnée de religiosité. Semblablement, dans certaines contrées d’Europe, comme par exemple, l’Irlande, la Pologne et la Grèce, pour prendre les trois cas classiques, où les Eglises se sont trouvées dépositaires de l’identité nationale, pour des motifs historiques, on verra subsister une forte insertion du religieux dans l’espace public. En Europe de l’Ouest, en revanche, on observe globalement une débandade des Eglises établies et une chute impressionnante des croyances avouées. Peu importe : ferveur américaine ou débandade ouest-européenne, ce sont des phénomènes qui ne touchent pas le point central, la sortie de la structuration religieuse des sociétés. Sortie qui n’empêche pas le maintien d’une vie religieuse à l’échelle des personnes. Là même en effet où le recul de la religion, y compris dans le registre de la conviction privée, est le plus avancé en Europe de l’ouest, il n’implique pas la disparition pure et simple de la préoccupation spirituelle, sans chercher trop à définir celle-ci pour l’instant. Entendons la préoccupation pour les questions ultimes, les questions portant sur la destinée humaine, sur la signification des expériences fondamentales de la vie humaine, et sur l’orientation éthique globale de l’existence.

C’est sur cette deuxième part que nous avons à réfléchir. Le problème qui se pose est celui de savoir ce qui subsiste de cette religiosité au-delà du déclin social de la religion, que cette religiosité soit explicitement encadrée par des dogmes traditionnels, ou qu’elle soit spontanée, plus ou moins personnelle, plus ou moins bricolée, plus ou moins sauvage, voire inconsciente de ses attaches religieuses.

Je ne peux pas l’aborder sans commencer par reconnaître qu’elle échappe à ce dont j’ai eu l’occasion de traiter jusqu’à présent. […] Existe-t-il une disposition naturelle de l’esprit humain à la métaphysique ? J’admettrais bien volontiers l’existence de quelque chose de cet ordre. […]

Même si l’on repousse l’idée d’une nature religieuse de l’homme, ou d’une disposition naturelle à la métaphysique, il faut bien qu’il y ait quelque chose comme un substrat anthropologique à partir duquel l’expérience humaine est susceptible de s’instituer et de se définir sous le signe de la religion. Aucune logique politique et sociale ne peut rendre compte de ce avec quoi va se déployer la religion, à savoir l’investissement humain sur l’invisible. Qu’est-ce qui dans l’homme donne sens à ce détour par l’autre ? C’est en cela que réside le phénomène cardinal : il réside dans ces dimensions d’invisibilité et d’altérité qui nous habitent constitutivement. L’homme est un être qui, en tout état de cause, est tourné vers l’invisible ou requis par l’altérité. Ce sont des axes dont il a originairement et irréductiblement l’expérience. Il n’y est pas aminé par le besoin de connaissance ou de compréhension rationnelle des phénomènes de la nature, comme le voulait une certaine explication éclairée de la religion. Ce n’est pas l’effet de la recherche en causalité qui engagerait l’esprit à remonter vers des causes premières au-delà des causes visibles. C’est une " donnée " immédiate de la conscience, si j’ose dire. L’homme parle, et il rencontre l’invisible dans ses mots. Il s’éprouve lui même sous le signe de l’invisible. Il ne peut pas ne pas penser qu’il y a autre chose en lui que ce qu’il voit, touche et sent. Il imagine et d’emblée sa pensée se projette au-delà de ce qui lui est accessible et se présente à elle. Qui plus est, il se rapporte à lui-même et c’est pour découvrir qu’il peut disposer de lui-même en vue d’autre chose que lui-même. C’est avec ce matériau primordial que s’édifient les religions. Elles n’en sortent pas de façon automatique et linéaire. Il faut tout autre chose pour les définir. Mais ce matériau les rend possible.

Il y a, autrement dit, une structure anthropologique qui fait que l’homme peut-être un être de religion. Il ne l’est pas nécessairement. Il a pu l’être historiquement sur la longue durée de son parcours. Il peut cesser de l’être, mais même en pareil cas, ce potentiel de religiosité est destiné à demeurer. Ce qui veut dire en pratique qu’il y a aura toujours plus ou moins d’esprits pour se reconnaître dans le passé religieux de l’humanité ".

 

Marcel Gauchet, Le religieux après la religion, entretien avec Luc Ferry, Ed. Grasset, 2004.

 

Article écrit par Éric Chevet