Accueil > Articles > Explication d'un texte de Rousseau sur le bonheur, extrait de la Nouvelle Eloïse (par Lily Schieber, TL, 2008).
Publié le 26/08/2009 à 21:35 dans Bonnes copies d'élèves
Texte : « Tant qu'on désire on peut se passer d'être heureux ; on s'attend à le devenir : si le bonheur ne vient point, l'espoir se prolonge, et le charme de l'illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état se suffit à lui-même, et l'inquiétude qu'il donne est une sorte de jouissance qui supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. Malheur à qui n'a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux. En effet, l'homme, avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel [de Dieu] une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu'il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et, pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l'objet même ; rien n'embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu'on voit ; l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on possède, l'illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d'être habité, et tel est le néant des choses humaines, qu'hors l'Etre existant par lui-même [Dieu] il n'y a rien de beau que ce qui n'est pas. Si cet effet n'a pas toujours lieu sur les objets particuliers de nos passions, il est infaillible dans le sentiment commun qui les comprend toutes. Vivre sans peine n'est pas un état d'homme ; vivre ainsi c'est être mort. Celui qui pourrait tout sans être Dieu serait une misérable créature ; il serait privé du plaisir de désirer ; toute autre privation serait plus supportable. Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse (1761), 6e partie, Lettre VIII, Flammarion, "coll. GF", 1967 .
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EXPLICATION DU TEXTE (Par Lily Schieber, TL)
La définition populaire de l’idée de bonheur consiste à dire qu’être heureux c’est avoir ce qu’on désire. Cette idée n’est point moderne. Dès l’antiquité, il existait déjà des philosophies hédonistes qui nous invitaient à rechercher le plaisir, à obtenir ce que nous désirons pour être heureux. Calliclés, dans le Gorgias de Platon, par exemple, nous dit que l’homme qui ne cherche pas à satisfaire ses désirs mène « une vie de pierre », et Epicure nous enseignait également qu’en apprenant à nous contenter de plaisirs simples nous pouvons trouver le contentement (ce qu’Epicure nomme « l’ataraxie », la tranquillité de l’âme) et ne pas souffrir du manque. Ainsi, le bonheur vient du fait que l’on doit apprendre à combler ses désirs : la fin du désir est le commencement de la vie heureuse. Cependant le sens même du mot « désir » semble indiquer qu’il ne peut jamais vraiment complètement être achevé et nous combler, le propre du désir étant de renaître perpétuellement, de sorte que la question se pose de savoir si le bonheur implique une amplification de nos désirs ou plutôt leur réduction. Le texte de Rousseau, extrait de Julie ou la nouvelle Héloïse (1761), repose alors ici cette question classique du juste rapport entre désir et bonheur pour nous affirmer paradoxalement que le bonheur vient, non pas du fait d’obtenir ce qu’on désire, ce qui met fin au désir et donc également au plaisir, mais résulte du désir lui-même, même s’il n’est pas satisfait. Le problème du texte est donc de savoir si le bonheur provient de l’art de mettre fin à son désir (ascétisme) ou bien si le bonheur se trouve plutôt dans l’art même de désirer, de renouveler sans cesse ses désirs (hédonisme).
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Il est vrai que désirer c’est en quelque sorte avoir l’âme troublée par une insatisfaction, un manque qui est nécessairement à la racine du désir et qui engendre une certaine forme de peine. On peut voir alors le désir comme la source de bien des maux. Pour résoudre ce problème certains pensent qu’il faut modérer ses désirs et apprendre à ne désirer que ce que nous pouvons obtenir facilement. Epicure, dans sa Lettre à Ménécée, nous conseille de profiter des plaisirs simples et naturels et de nous en contenter. Sans doute l’homme heureux peut-il apprendre à savourer des plaisirs plus subtils (boire un très bon vin par exemple) mais le jour où il n’y a que de l’eau, il ne faut pas s’en troubler et y trouver autant de plaisir. Les stoïciens, dans la même optique de « réduction des désirs » vont encore plus loin et pensant que le secret du bonheur consiste à désirer les choses telles qu'elles sont, comme elles arrivent (et non désirer ce qui n'est pas). Le bonheur consiste alors à se mettre en accord avec le monde tel qu’il et ne plus souffrir de désirs impossibles.
Dans la première partie de ce texte, en revanche, Rousseau donne un point de vue complètement inverse : il explique que ce trouble de l’âme, cette inquiétude produit par le désir, n’est pas un problème pour l’homme, au contraire. L’état de désirer « se suffit à lui-même » dit-il. Cela veut dire que le but du désir n’est pas tant au fond d’obtenir l’objet qu’il convoite, mais de désirer tout simplement. Lorsqu’on désire, on est soumis à une sorte de charme qui nous rend heureux parce que nous voyons alors, comme devant nous, un certain bonheur possible. Rousseau affirme même que le moment du désir et « l’inquiétude qu’il donne » provoque la jouissance et vaut mieux que le moment où cesse le désir par l’obtention de ce que l’on souhaitait. Comme George Bernard Shaw, l’a écrit dans Homme et surhomme (1903) : "Il y a deux tragédies dans la vie. l'une est de ne pas obtenir ce que l'on désire ardemment, et l'autre de l'obtenir. " Il est vrai que le plaisir d’avoir une chose peut disparaître rapidement et quand on a une chose, on perd l’illusion et la passion de la désirer. Les chefs d’orchestre parlent de la tension et de la relâche dans la musique : plus on crée de la tension dans les harmonies et les rythmes, plus on expérimente la joie lorsque tout est relâché et que la musique se calme. Et puis, une fois que tout est fini, on se rend compte qu’on préfère le moment musical où la tension était la plus forte parce que sans elle, les moments harmonieux n’ont guère d’intérêt. C’est la même chose avec les désirs qui donnent à la vie ses moments de tension.
Ainsi contrairement à la théorie stoïcienne, Rousseau écrit : « malheur à qui n’a plus rien à désirer ». Si l’on suit cette logique selon laquelle l’état de désirer nous rend finalement plus heureux qu’une vie sans désir, il est évident que le bonheur suppose une amplification de ses désirs plutôt que leur réduction. Plus que cela même, Rousseau semble dire que l’homme est fait pour désirer, et que par le désir, il a « reçu du ciel une force consolante » qui l’aide à vivre. Dieu au fond aurait créé l’homme, mais sachant qu’il désirerait toujours et qu’il ne pourrait tout obtenir, il lui aurait donné ce don de consolation. Ainsi c’est l’imagination de l’homme qui fait que « l’on est heureux qu’avant d’être heureux » parce qu’elle nous donne la possibilité de désirer, de ne pas être directement satisfait mais de jouir du fait de pouvoir nous représenter le bonheur comme possible. Même si l’on ne croit pas que c’est Dieu qui a donné à l’homme cette force, on peut penser que Rousseau a raison : la force de l’homme est d’imaginer (ce que les animaux ne peuvent peut-être pas faire d’ailleurs) et c’est ce qui le rend heureux. Grâce à cette faculté, l’homme commence à désirer, ce qui donne à sa vie une certaine richesse. Même dans le pire des cas, l’homme peut toujours se projeter dans le futur pour imaginer un meilleur moment qui reste possible. Sartre nous dit que l’homme est totalement libre de choisir sa vie. Il est libre justement parce qu’il peut s’imaginer dans l’avenir faire ses choix. Imaginer et désirer c’est être heureux.
Le problème n’est donc pas lé désir lui-même mais l’objet qui reste devant nous quand le désir est comblé. Une fois réalisé, ce qu’on désirait n’a plus de mystère, de surprise, de charme, bref, il ne possède plus les caractéristiques par lesquelles on l’a désiré. C’est là que l’homme rencontre la réalité, dans la déception, et c’est peut-être là qu’il se rend compte qu’il préfère son imagination. On trouve une certaine joie à obtenir ce qu’on voulait, bien entendu, mais ce n’est pas la même joie qu’on avait avant. Il ne s’agit pas d’une différence entre une joie plus forte ou plus faible mais il s’agit plutôt du temps qu’elle demeure. On peut désirer quelque chose pendant des années et pendant une partie importante de sa vie, et on peut aussi combler ce désir en un instant. Toute cette attente pour un moment de jouissance ? Une telle inégalité semble injuste à ceux qui ne voient pas le bonheur qu’apporte le désir même. En plus, achever un désir n’aide guère celui qui cherche à ne plus désirer parce que ce désir est immédiatement remplacé par un autre. C’est un cycle sans fin qui peut donner parfois l’impression qu’il ne vaut pas la peine d’essayer de combler ses désirs. Même s’il y a toujours une autre chose à désirer (qui peut sembler possible), il faut désirer. C’est en désirant que l’on cherche et progresse, comme individu ou comme membre de la société. Désirer et se satisfaire n’est pas vraiment un cycle mais plutôt une ligne qui avance à l’infini. Sans ce mouvement, l’homme ne trouverait pas son bonheur. C’est parce que l’homme n’est jamais vraiment satisfait, c’est parce que pour lui « il n’y a vraiment rien de beau que ce qui n’est pas » comme le dit Rousseau, qu’il fait des progrès dans sa vie et dans l’histoire. Si chaque homme était content, une fois réalisé un désir et ne voulait plus rien après, le monde serait un enfer de paix où personne ne lutterait pour rien.
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Il est vrai que le désir alors est la source d’une peine mais comme Rousseau le dit « vivre sans peine n’est pas un état d’homme, vivre ainsi, c’est être mort ». On ne peut pas échapper en somme à la peine : mais qui le voudrait vraiment ? Sans le sentiment de la peine, on ne reconnaît pas les autre sentiments comme celui de la jouissance et de l’amour. Si dès la naissance on savait tout faire, on n’aurait pas besoin d’apprendre ni de vouloir, bref, si tout était donné à l’avance on ne serait rien, comme des plantes qui vivent et qui meurent sans rien vouloir ni désirer. Mais on n’est pas des plantes, on est des être humains qui désirent justement et qui cherchent, qui doivent subir la peine mais seulement parce qu’ils ont ensuite la chance de sentir la joie. C’est le désir qui donne alors la preuve de notre conscience, c’est le désir qui nous sépare des autres être vivants, et c’est le désir qui nous rend heureux. Le désir n’est donc pas une faiblesse de l’homme mais il est l’indice même de son humanité et de la possibilité qu’il a d’être heureux .
Devoir de philosophie, rédigé sur table, en 4 heures, par Lily Schieber (lycéenne américaine), le 21 mai 2008.