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L'idée de bonheur selon Pascal Bruckner (corrigé du résumé du texte).

Publié le 07/12/2012 à 19:32 dans Résumés de textes

  « Rien de plus vague que l’idée de bonheur, ce vieux mot prostitué, frelaté, tellement empoisonné qu’on voudrait le bannir de la langue. Depuis l’Antiquité il n’est rien d’autre que l’histoire de ses sens contradictoires et successifs : déjà Saint Augustin en son temps dénombrait pas moins de 289 opinions diverses sur le sujet, le XVIIIè siècle lui consacrera près de cinquante traités et nous ne cessons de projeter sur les époques anciennes ou sur d’autres cultures une conception et une obsession qui n’appartient qu’à la nôtre. Il est dans la nature de cette notion d’être une énigme, une source de disputes permanentes, une eau qui peut épouser toutes les formes mais qu’aucune forme n’épuise. Il est un bonheur de l’action comme de la contemplation, de l’âme comme des sens, de la prospérité comme du dénuement, de la vertu comme du crime. Les théories du bonheur, disait Diderot, ne racontent jamais que l’histoire de ceux qui les font. C’est une autre histoire qui nous intéresse ici : celle de la volonté de bonheur comme passion propre à l’Occident depuis les Révolutions française et américaine.

Le projet d’être heureux rencontre trois paradoxes. Il porte sur un objet tellement flou qu’il en devient intimidant à force d’imprécision. Il débouche sur l’ennui ou l’apathie dès qu’il se réalise (en ce sens le bonheur idéal serait un bonheur toujours assouvi, toujours renaissant qui éviterait le double piège de la frustration et de la satiété). Enfin il élude la souffrance au point de se retrouver désarmé face à elle dès qu’elle ressurgit. Dans le premier cas l’abstraction même du bonheur explique sa séduction et l’angoisse qu’il génère. Non seulement nous nous méfions des paradis préfabriqués mais nous ne sommes jamais sûrs d’être vraiment heureux. Se le demander, c’est déjà ne plus l’être. De là que l’engouement pour cet état soit lié aussi à deux attitudes, le conformisme et l’envie, les maladies conjointes de la culture démocratique : l’alignement sur les plaisirs majoritaires, l’attraction pour les élus que la chance semble avoir favorisés.

Dans le second le souci du bonheur est contemporain en Europe, dans sa forme laïque, de l’avènement de la banalité, ce nouveau régime temporel qui se met en place à l’aube des temps modernes et voit triompher la vie profane, réduite à son prosaïsme, après le retrait de Dieu. La banalité ou la victoire de l’ordre bourgeois : médiocrité, platitude, vulgarité. Enfin un tel objectif, en visant à éliminer la douleur, la replace malgré lui au coeur du système. Si bien que l’homme d’aujourd’hui souffre aussi de ne plus vouloir souffrir exactement comme on peut se rendre malade à force de chercher la santé parfaite. Notre temps raconte d’ailleurs une étrange fable : celle d’une société tout entière vouée à l’hédonisme et à qui tout devient irritation, supplice. Le malheur n’est pas seulement le malheur : il est, pire encore, l’échec du bonheur. Par devoir de bonheur, j’entends donc cette idéologie propre à la deuxième moitié du XXè siècle et qui pousse à tout évaluer sous l’angle du plaisir et du désagrément, cette assignation à l’euphorie qui rejette dans la honte ou le malaise ceux qui n’y souscrivent pas. Double postulat : d’un côté tirer le meilleur parti de sa vie ; de l’autre s’affliger, se pénaliser si l’on n’y parvient pas. Perversion de la plus belle idée qui soit : la possibilité accordée à chacun de maîtriser son destin et d’améliorer son existence. Comment un mot d’ordre émancipateur des Lumières, le droit au bonheur, a-t-il pu se transformer en dogme, en catéchisme collectif ? Telle est l’aventure qui nous tenterons de retracer ici.

Si multiples sont les significations du Bien suprême qu’on le fixe alors sur les quelques idéaux collectifs : la santé, la richesse, le corps, le confort, le bien-être, comme autant de talismans sur lesquels il devrait venir se poser à la manière d’un oiseau sur un appât. Les moyens prennent rang de fins et révèlent leur insuffisance dès lors que le ravissement recherché n’est pas au rendez-vous. Si bien que, cruelle méprise, nous nous éloignons souvent

du bonheur à travers les moyens mêmes qui devraient nous permettre de l’approcher. D’où les bévues fréquentes à son sujet : qu’on doit le revendiquer comme un dû, l’apprendre comme une matière scolaire, le construire à la façon d’une maison ; qu’il s’achète, se monnaye, que d’autres enfin le possèdent de source sûre et qu’il suffit de les imiter pour baigner tout comme eux dans la même aura. (…).

Le nouveau bonheur implacable cumule deux intimidations : il a le pouvoir discriminant de la norme et la puissance imprévisible de la grâce. C’est une bénédiction d’autant plus sournoise qu’elle n’est jamais sûre et que ses titulaires provisoires – les beaux, les heureux, les fortunés – peuvent en être dépossédés à chaque instant. A la petite minorité des reçus s’oppose la grande masse des recalés, des hérétiques stigmatisés comme tels. Injonction d’autant plus féroce qu’elle est approximative et se dérobe à mesure que nous nous inclinons devant elle. Il faut souffrir pour afficher le sourire carnassier des vainqueurs qui en ont eux-mêmes bavé pour arriver jusque-là et redoutent d’être à leur tour détrônés. C’est d’ailleurs le rôle de la presse prétendue frivole, masculine ou féminine, que de nous rappeler semaine après semaine ce précepte. A la fois récréative, éducative et coercitive ou pour parler son langage « pratique, drôle et sympa », elle soutient en permanence deux choses contradictoires : que la beauté, la forme, le plaisir sont à la portée de tous si l’on veut bien en payer le prix. Mais que ceux qui les négligent seront seuls responsables de leur vieillissement, de leur laideur, de leur manque à jouir. Versant démocratique : nul n’est plus condamné à ses défauts physiques, la nature n’est plus une fatalité. Versant punitif : ne vous tenez jamais pour quitte, vous pouvez faire mieux, le moindre relâchement vous précipitera dans l’enfer des ramollis, des avachis, des frigides. Cette presse dite légère alors qu’elle est terriblement sévère bruit page après page d’impératifs catégoriques discrets mais prégnants : non contente de nous offrir des modèles d’hommes et de femmes toujours plus jeunes, plus parfaits, elle suggère à chacun un contrat tacite : fais comme je le dis et tu t’approcheras peut-être de ces êtres sublimes qui peuplent chaque numéro. Elle joue sur des peurs bien naturelles, vieillir, s’enlaidir, grossir, et ne les apaise que pour mieux les réveiller.

Tant qu’il restait un « superbe article de foi » (Cicéron), le bonheur pouvait faire rêver, demeurer le point de fuite d’un désir toujours vivant et vorace. Devenu le seul horizon de nos démocraties, relevant du travail, de la volonté et de l’effort, il angoisse nécessairement. Que la rédemption passe désormais par le corps et non plus seulement par l’âme ne change rien à l’affaire : il faut se racheter d’être ce que l’on est ; à quelque âge que ce soit l’organisme est toujours une mécanique défaillante à réparer. Dans tous les cas mon bonheur m’inquiète, empoisonne mon existence par toutes sortes de commandements irréalisables. Tels ces hauts fonctionnaires de la maison royale de Thaïlande qui doivent demander au roi, lorsqu’ils sont à l’agonie, une autorisation de mourir accompagnée de fleurs et d’un bâtonnet d’encens, nous nous en remettons aux bonimenteurs de la béatitude pour nous dire si nous sommes sur la bonne voie. Notre hédonisme, loin d’être un épicurisme de bon aloi ou un dionysisme orgiaque, est habité par la disgrâce et la faillite. Si bons élèves que nous soyons, notre corps continue à nous trahir, l’âge de nous marquer, la maladie de nous frapper à tort et à travers et les plaisirs de nous traverser ou de nous fuir selon un rythme qui ne doit rien à notre vigilance ou à notre résolution. Nous ne sommes ni maîtres ni possesseurs de nos félicités lesquelles ne cessent d’éluder les rendez-vous que nous leur fixons et surgissent quand nous ne les attendons pas. Et la détermination d’expurger ou de désinfecter tout ce qui est faible, friable dans le corps ou l’esprit, la tristesse, le chagrin, les passages à vide, bute sur notre finitude, sur cette inertie de l’espèce humaine qui ne se laisse pas manipuler comme un matériau. Autrement dit, il est en notre pouvoir d’éviter et de corriger certains maux. Mais de même que la paix n’est pas le simple arrêt de la guerre, bien plutôt un état positif (Spinoza), le bonheur n’est pas l’absence d’adversité, il est une autre qualité d’émotion qui ne dépend ni de notre bon vouloir ni de notre subtilité. Nous pouvons ne pas être affligés sans baigner pour autant dans l’euphorie. Nous pouvons au sein d’une grande dévastation connaître des moments d’extase inouïe.

Le bonheur vécu comme une malédiction : c’est le versant ténébreux du rêve américain dont témoignent tant d’oeuvres. Travailler à recréer le paradis sur terre à l’écart des désordres de la planète, le découvrir à son tour impur, contaminé et que « la terre promise est déjà une terre éternellement compromise » (Jankélévitch). Mais ce rêve ne défaille que pour mieux renaître de ses cendres : ceux qui l’attaquent en réactivent malgré eux la promesse. Car nos sociétés versent dans la catégorie du pathologique ce que les autres cultures considèrent comme normal, la prépondérance de la douleur, et versent dans la catégorie du normal voire du nécessaire ce que les autres vivent comme exceptionnel, le sentiment du bonheur. Il ne s’agit pas de savoir si nous sommes plus ou moins heureux que nos ancêtres d’utopies, c’est changer de contraintes. Mais nous constituons probablement les premières sociétés dans l’histoire à rendre les gens malheureux de ne pas être heureux.

Bel exemple de « la déconcertante facilité avec laquelle la poursuite d’un idéal peut déboucher sur son contraire « (Isaiah Berlin). Nous autres, les damnés de la Joie, les galériens du Plaisir, sommes parvenus à recréer de petits enfers avec les armes du paradis. En vouant chacun de nous à être enchanté sous peine de mort sociale, on transforme l’hédonisme en pensum, en chantage, on nous place sous le joug d’une félicité despotique. Dans cette configuration, le malheur prend la dimension fantastique de ce qui est nié et subsiste pourtant : celle du revenant, du spectre qui terrorise d’autant plus qu’on ne sait le nommer. Laissons aux intoxiqués de l’Eden leurs dogmes et leurs diktats. Nous ne visons ici qu’à déculpabiliser, alléger la charge : que liberté soit laissée à chacun de ne pas être heureux sans en avoir honte ou de l’être de façon épisodique comme il l’entend. Ne pas trancher, ne pas légiférer, ne pas imposer. Si l’on ne veut pas qu’une aspiration légitime dégénère en châtiment collectif, il faut traiter l’impitoyable idole du bonheur avec la plus extrême désinvolture ».

Pascal BRUCKNER L’euphorie perpétuelle. Essai sur le devoir de bonheur. (2000)

PROPOSITION DE RESUME :

L’idée de bonheur est très imprécise et par nature indéterminée, chacun pouvant lui donner un contenu différent. Sa concrétisation semble alors improbable. Une fois satisfaits nous risquons en outre de basculer dans l’ennui et le bonheur peut également sembler fragile tant le malheur peut aussi ressurgir à tout moment. La recherche du bonheur génère donc chez l’homme moderne des incertitudes sur la possibilité même  de se réaliser.

Il est vrai que les sociétés hédonistes contemporaines, qui valorisent la recherche du bien-être, font du bonheur un impératif. Mais cette injonction qui fait progressivement de ce qui était droit un devoir,  nous fait basculer de l’euphorie à l’inquiétude. Nos efforts à ce sujet finissent par échouer : le bonheur s’éloigne d’autant plus que nous le recherchons.

Le bonheur si fragile paraît en effet imprévisible et semble réservé à une petite minorité. Mais l’insolente réussite de ceux qui sont  comblés rappelle aux autres qu’ils sont responsables de leur insatisfaction : il faut savoir faire son bonheur. Mais cette volonté de repousser par tous les moyens l’adversité nous afflige et, obsédés, nous nous rendons malheureux de ne pas réussir à être heureux .Tel est le paradoxe actuel d’une recherche de la félicité devenue despotique.

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Article écrit par Éric Chevet