Accueil > Articles > CONDORCET : CINQ MEMOIRES SUR L'INSTRUCTION PUBLIQUE (analyse du livre 1, par Zacharie R. S. ).
Publié le 16/03/2025 à 12:00 dans Œuvres (présentation et explication d'ouvrages)
Condorcet, Premier mémoire pour l’instruction publique
Question 1 (p.61 à 72) : Pourquoi la société doit-elle au peuple une instruction publique, selon Condorcet ?
Nicolas de Condorcet, politicien, scientifique et philosophe des lumières, écrit en 1792 ses Mémoires Pour l’instruction publique. Dans la première partie de son premier mémoire, extrait soumis à notre étude, l’auteur se demande si la société doit au peuple une instruction publique. Pour tenter de répondre à cette problématique, il défend l’idée selon laquelle une instruction publique est nécessaire à une société qui prône l’égalité de ses membres, à l’instar de La République Française post révolutionnaire. Il développe son argumentaire en affirmant tout d’abord que l’instruction permet de rendre réelle l’égalité des droits. Ensuite, le philosophe nous montre qu’elle est vectrice d’égalité entre les praticiens d’une même profession et qu’elle encourage le progrès de leurs arts, et enfin qu’elle est nécessaire pour perfectionner l’espèce humaine.
Tout d’abord, selon Condorcet, l’instruction publique est nécessaire dans le but de rendre réelle l’égalité des droits que promulgue la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Le philosophe introduit ici une distinction entre égalité formelle, c’est-à-dire théoriquement établie dans les textes de lois, et égalité réelle, telle que nous pouvons la constater au sein de la société. Pour lui, l’égalité ne peut être réelle que par l’instruction, qui donne à tous la possibilité de jouir de leurs droits. En effet, le philosophe remarque que beaucoup de citoyens ne jouissent pas de leurs droits, à cause de carences morales : « Vainement aurait-on déclaré que les hommes ont tous les mêmes droits ; vainement les lois auraient-elles respecté ce premier principe de l'éternelle justice, si l'inégalité dans les facultés morales empêchait le plus grand nombre de jouir de ces droits dans toute leur étendue. ». Encore aujourd’hui, nous pouvons constater que certaines populations défavorisées n’entament pas les démarches qui leur permettraient d’obtenir des allocations par une méconnaissance de leur existence, comme le Revenu de Solidarité active (RSA). Sans une instruction publique et égalitaire, les citoyens les plus ignorants sont dépendants de ceux « que la nature a favorisés d'une organisation plus heureuse. » : « Ainsi, par exemple, celui qui ne sait pas écrire, et qui ignore l'arithmétique, dépend réellement de l'homme plus instruit, auquel il est sans cesse obligé de recourir. » Ici, Condorcet présuppose, comme nous le verrons aussi dans la suite de son texte, que l’homme possède en lui, par nature, des facultés intellectuelles et morales, qui existent avant même d’avoir été éveillées. Ces différences rendent selon lui impossible l’égalité totale entre les individus, malgré une éducation commune. Cependant, l’important est pour lui de réduire la dépendance paralysante des ignorants envers les savants. Celle-ci fut, jusque dans les années 1970 un élément freinant du progrès humain et social des milieux ruraux, où les enfants qui n’avaient pas accès à l’éducation étaient soumis à poursuivre la profession de leur parents, sans qu’ils aient pu exprimer leur souhait en toute liberté. Comme nous le montre Juan Arias dans son livre Las galletas profanadas de mi madre, l’éducation permet aux jeunes de se forger un parcours libre et personnel éloigné des injonctions sociales : « Nous avons finalement pris conscience que les efforts du maître valaient la peine, quand nous nous sommes rendus compte que l’enfant avait finalement choisi un autre chemin. » écrit-il. Grâce à l’instruction, même primaire et inégalitaire, les citoyens peuvent donc jouir à égalité de leurs droits : « L'homme qui a été instruit des éléments de la loi civile n'est pas dans la dépendance du jurisconsulte le plus éclairé, dont les connaissances ne peuvent que l'aider et non l'asservir. » Ensuite, selon Condorcet, l’instruction permet de lutter contre la tyrannie. Celle-ci se met en place selon lui lorsqu’une classe réduite de la population possède l’entièreté des connaissances, et peut ainsi exercer un despotisme manipulateur sur la population ignorante. C’est d’ailleurs sous cette forme que George Orwell a construit l’architecture du régime totalitaire gouvernant sa dystopie 1984. Dans une telle société, le peuple est « obligé de se livrer en aveugle à des guides qu'il ne peut ni juger ni choisir », et est condamné à un état de « dépendance servile » à l’égard de l’élite dominante. Ainsi, Donald Trump, en 2024, remporta les élections présidentielles en manipulant par une suite de mensonges la population la moins éduquée, qui l’a majoritairement élu. L’instruction se fixe donc aussi pour but de réduire les inégalités liées aux différences d’éducation que reçoivent le riche et le pauvre. Selon le philosophe, la classe la plus aisée « aura nécessairement des mœurs plus douces, une probité plus délicate, une honnêteté plus scrupuleuse » alors que les plus défavorisés seront « barbares » et corrompus. Cette distinction, quelque peu manichéenne peut-être, est pour Condorcet une des sources du malheur des sociétés : elle « en fera nécessairement un instrument de pouvoir pour les uns, et non un moyen de bonheur pour tous. » écrit-il. Ainsi, puisque selon le philosophe une société est d’autant moins barbare que plus éduquée, l’instruction permettra à la séparation entre les savants des ignorants de se résorber et à la société d’être plus juste, libre et égale, dans le but de parvenir à un bonheur collectif. Même si elle vise l’égalité, l’instruction ne pourra pour Condorcet jamais l’atteindre, à causes des différences qu’instaurent les classes sociales entre les hommes. Néanmoins, une faible inégalité n’est pas un frein au bonheur commun, si elle « ne soumet pas un homme à un autre, si elle offre un appui au plus faible, sans lui donner un maître ». Selon Condorcet, l’instruction permet donc à chacun de jouir de ses droits. Elle augmente aussi la quantité des esprits propres à acquérir des connaissances, en donnant à tous ceux qui en auraient las capacités et la fortune les moyens de développer leurs compétences : « ce serait un amour de l'égalité bien funeste que celui qui craindrait d'étendre la classe des hommes éclairés et d'y augmenter les lumières. » écrit-il.
Ensuite, Condorcet défend l’idée selon laquelle l’instruction est nécessaire pour maintenir l’égalité entre les praticiens d’une même profession. Le progrès de ces dernières participant au bien commun, le philosophe estime que c’est un devoir de la société de permettre à tous ceux qui veulent pratiquer une profession de pourvoir le faire, et au plus haut degré de perfection, dans son intérêt tout comme dans celui des autres citoyens. Dans le cas d’un boulanger par exemple, son savoir-faire profitera tant à ses clients satisfaits de sa production qu’à lui-même, son commerce fonctionnant d’autant mieux. De plus, l’instruction est nécessaire selon Condorcet pour offrir à chaque individu la possibilité de mener une vie saine, pour établir « un autre genre d'égalité plus générale, celle du bien-être ». Ainsi, l’éducation permet aux hommes de « satisfaire leurs besoins avec facilité », tant au niveau de la nourriture, qui est une question de santé publique, qu’à celui de l’habitat, ou des vêtements. Elle se doit dans ce but de « porter une sorte de perfection dans les productions des arts », ces derniers étant à entendre au sens de savoir-faire. Un tel progrès de l’industrie profitera au bien et au confort de chacun, en améliorant les conditions de vie du travailleur, en lui offrant la possibilité de chercher de manière plus efficace et lucide des inventions « de détail que les artistes seuls peuvent avoir même l'idée de chercher, parce qu'eux seuls en connaissent le besoin et en sentent les avantages. » De plus, l’instruction permet de réduire le danger dans le champ du travail artisan, ouvrier et paysan, parce qu’elle enseigne des habitudes que seuls peuvent adopter ceux qui sont enseignés de leur bienfaits ou des dangers qu’ils pourraient encourir sans elles. Ainsi, les agriculteurs, notamment français, dans les années 1970 lors de l’apparition des pesticides, furent manipulés par des ingénieurs rivés sur leur profit, qui leur vantaient les mérites de leurs produits sans en éclairer les dangers et les précautions qu’il aurait fallu prendre à leur utilisation. L’ignorance de la plupart des paysans de l’époque ont causés la mort de nombre d’entre eux. La même situation se reproduit pour les ouvriers qui travaillaient l’amiante sans protections et furent atteints de maladies dégénératives, qu’une instruction sur les dangers de leur travail aurait pu éviter.
Enfin, selon Condorcet, la société doit au peuple son instruction « comme moyen de perfectionner l’espèce humaine ». Il construit ici son propos en accord avec les théories de Jean-Jacques Rousseau sur la perfectibilité humaine, qui affirment la possibilité pour l’homme de progresser vers la perfection, au contraire des animaux, prisonniers de leur nature. Pour Condorcet, l’instruction est le possible du progrès humain, considéré ici comme infini et s’accélérant continuellement : « C'est par la découverte des vérités nouvelles que l'espèce humaine continuera de se perfectionner. » écrit-il. Il rejoint ici la thèse que Spinoza développe dans l’appendice de la première partie de son Ethique, publié en 1676 : le danger dans lequel les préjugés plonge les hommes ne peut être résolu que par l’acquisition par ceux-ci d’une nouvelle « norme de vérité » que nous enseigne « la mathématique ». De plus, pour Condorcet, le progrès humain est la condition du bonheur des sociétés humaines, « le bien ne peut être durable, si l'on ne fait des progrès vers le mieux » écrit-il. Cette marche du progrès est pour lui l’unique barrière contre « le choc continuel et inévitable des passions, des erreurs et des événements. » Les passions sont en effet responsables de nombreux maux humains, comme nous le montre le philosophe Alain, dans son ouvrage Mars ou la guerre jugée, dans lequel il défend l’idée selon laquelle une des origines principales de la guerre sont les passions humaines qui mènent le monde. Ensuite, l’instruction est nécessaire pour permettre à chacun de développer ses facultés innées et naturelles, que Condorcet suppose exister en chacun, comme nous l’avons déjà mis en évidence. Pour le philosophe, une instruction survenant tôt dans la vie d’un homme est essentielle : « Rien ne répare le défaut de cette éducation première, qui seule peut donner et l'habitude de la méthode, et cette variété de connaissances si nécessaire pour s'élever dans une seule à toute la hauteur que naturellement on pouvait se flatter d'atteindre. ». Condorcet développe ici une éthique de l’accomplissement de soi, en nous inventant par l’instruction à ne pas rester en dessous de nous-même, de ce que l’on aurait pu espérer accomplir, dans le but d’acquérir un sentiment de sa propre estime, et d’être heureux. Sans cette éducation première, nous ne sommes qu’un être incomplet, et borné à ne pas être soi-même. Ainsi de Victor dans le film L’enfant Sauvage réalisé par François Truffaut, qui, ayant été privé d’une éducation avant l’âge de huit ans, ne parvient pas à apprendre à parler et à lire comme les autres enfants. L’instruction se doit pour Condorcet de mener chacun vers l’excellence, pour le progrès de la société et des connaissances. Sa fonction déterminante pour le bonheur des sociétés nécessite donc selon l’auteur une garantie publique, qui garantirait l’égalité des chances et « qui ne laissât échapper aucun talent ». Une telle éducation publique est opposée par le philosophe à la loterie de la charité religieuse et de ses institutions « souillées par les préjugés des temps qui les ont vues naître ». Ces préjugés, notamment du finalisme, comme nous le montre Spinoza dans l’Ethique, sont des erreurs asservissantes pour les hommes. Selon Condorcet, il n’y a pas de progrès mathématiques des connaissances humaines par un nombre plus grand de scientifiques s’y attelant. Néanmoins, ceux-ci permettraient la découverte de plus de vérités secondaires aux cotés des grandes avancées scientifiques, ce qui permettraient à d’autres de se projeter vers le nouveau : « les véritables progrès des sciences ne se bornent pas à se porter en avant ; ils consistent aussi à s'étendre davantage autour du même point ». Si Kepler avait plus tôt énoncé sa loi sur le mouvement des planètes autour du soleil et si Galilée avait plus tôt affirmé l’héliocentrisme, alors Newton, ou un autre, aurait pu découvrir plus rapidement la loi de la gravitation universelle. « la succession des [génies], au lieu d'être souvent interrompue, deviendra d'autant plus rapide qu'on aura donné à plus de jeunes esprits les moyens de remplir leur destinée. » De plus, ces découvertes scientifiques apportent un « progrès réel » aux sociétés, par leur effet direct sur la vie humaine. René Descartes considérait d’ailleurs que la science avait le devoir d’améliorer les conditions de vie des hommes, érigeant la médecine à leur sommet. Enfin, selon Condorcet, le progrès des sciences sera bénéfique aux générations futures, et s’accélèrera avec elles, celles-ci étant mieux préparées pour recevoir l’instruction. En effet, l’esprit d’un enfant éduqué par des parents instruits sera modelé favorablement pour recevoir les vérités et enseignements qui lui seront transmises par la suite. Comme le dit Condorcet dans la conclusion de son premier mémoire, « la vérité […] n'est toute puissante que sur les esprits accoutumés à en reconnaître, à en chérir les nobles accents. ». Dans un peuple instruit, l’agilité intellectuelle se développant au fil des siècles donnera aux hommes la possibilité de « retenir [les vérités] et de les combiner en plus grand nombre. » En effet, aujourd’hui, la science qui un nombre trop grand de connaissances pour un seul homme, contrairement à l’Antiquité, se divise en une multitude de sciences toujours plus spécialisées dont les objets et les méthodes diffèrent. L’espèce humaine est donc dirigée vers un plus perfectionnement indéfini grâce à l’instruction, qui est pour Condorcet « une loi générale de la nature ». L’instruction parvient selon l’auteur à changer la nature humaine, en faisant de l’homme une partie du grand tout de l’humanité, le « coopérateur d'un ouvrage éternel ». L’instruction donne donc à l’homme une plus grande ouverture, une dimension transcendantale dépassant son échelle d’être mortel.
Pour conclure, dans cet extrait issu du Premier mémoire pour l’Instruction publique de Condorcet, l’auteur y défend l’idée selon laquelle la société doit au peuple son instruction, tout d’abord parce qu’elle est un moyen de rendre réelle l’égalité des droits promulguée par la constitution, en apportant aux plus défavorisés les connaissances nécessaires à la jouissance libre et souveraine de leur droits. Ensuite, le philosophe nous montre que l’instruction permet à chacun de pouvoir prétendre à une certaine qualité de vie autrement réservée au plus riches, en même temps que d’autoriser tous ceux qui le désirent à pratiquer la profession de leur choix au plus haut degré de perfection. Enfin, l’instruction permet aux sociétés de progresser durablement par l’acquisition de toujours plus de connaissances, condition nécessaires au bonheur des sociétés modernes. Elle élargit le champ de l’homme, en l’inscrivant dans le grand tout de l’humanité.
Question 2 (p.82 à 88) : Pourquoi l’Education publique doit-elle se borner à l’instruction ?
Nicolas de Condorcet écrit en 1792 ses Mémoires pour l’instruction publique, dans lesquels il montre l’importance primordiale d’un système d’éducation contrôlé par l’Etat pour maintenir la liberté des droits et l’égalité entre les citoyens. Dans l’extrait soumis à notre étude, issu du premier mémoire, le philosophe se demande si l’Education publique doit se borner à l’instruction. Pour tenter de répondre à cette problématique, il défend l’idée selon laquelle l’éducation, qui consiste en la transmissions d’un ensemble de valeurs, opinions et croyances d’ordre moral, politique ou religieux, doit se borner à l’instruction, qui se restreint à l’enseignement des savoirs dans le but de respecter la liberté individuelle. Il développe son argumentaire en affirmant tout d’abord qu’une éducation publique est le propre d’une société basée sur l’esclavage d’une partie de sa population, puis il montre que l’instruction permet de lutter efficacement contre la tyrannie.
Tout d’abord, Condorcet analyse le fonctionnement des sociétés antiques, à l’image de la ville de Sparte, qui possédaient un système d’éducation publique, dans le but « de conserver la liberté et les vertus républicaines ». Dans ces sociétés antiques, l’Etat éduquait les jeunes pour la République, et non pour eux-mêmes, dans le but d’unir les citoyens. Elles avaient donc un fonctionnement holiste, et restaient soudées par une « solidarité organique », comme le dira Durkheim : le tout dominait l’individu et celui-ci n’avait pas d’espace de liberté personnelle. Ce type de fonctionnement était possible grâce à l’esclavage d’une partie de la population, ce qui est impensable pour Condorcet au sein d’une société moderne : « C'est toujours en supposant une nation avilie que les anciens ont cherché les moyens d'en élever une autre à toutes les vertus dont la nature humaine est capable », écrit-il. De plus, à Sparte notamment était organisé un véritable système de formatage idéologique qui façonnait les individus pour servir les intérêts de la République. Un tel système fut réutilisé par le régime nazi dans les années 1930 avec les « Hitlerjugend» (Jeunesses hitlériennes), nous montrant son aspect totalitariste. Selon Condorcet, ces hommes étaient des faux adorateurs de l’égalité, puisqu’ils basaient celle-ci sur « l’inégalité monstrueuse de l'esclave et du maître ». Désirant bâtir une société fondée sur l’égalité et la liberté, Condorcet ne peut imaginer recréer un système d’éducation publique. De plus, celui-ci ne conviendrait pas au système de fonctionnement des sociétés modernes, basée comme nous l’enseigne Durkheim sur une « solidarité mécanique », théorisée par Platon dans le « Mythe de Prométhée » issu du Protagoras. Celui-ci nous enseigne que le partage inégal des arts entre les hommes, appelé plus tard la Division Sociale du Travail leur permet de s’unir en société et de vivre soudés par une interdépendance. Les sociétés modernes sont donc davantage individualistes, et la société se différencie de l’Etat, les individus possédant une sphère privée plus importante en même temps que de plus amples libertés personnelles. « Parmi nous, les emplois pénibles de la société sont confiés à des hommes libres qui, obligés de travailler pour satisfaire à leurs besoins, ont cependant les mêmes droits, et sont les égaux de ceux que leur fortune en a dispensés. » écrit le philosophe, illustrant les divisions internes et nécessaires à une société moderne, basées sur la fortune des individus, qui leur permet ou non de s’éduquer plus avant. Pour lui, ces destinées si différentes entre les individus nous montrent l’impossibilité d’une éducation identique pour tous les individus, en présupposant qu’ils se doivent d’être éduqués pour eux-mêmes : « Il est donc impossible de soumettre à une éducation rigoureusement la même des hommes dont la destination est si différente. » écrit-il. De plus, Condorcet affirme qu’ « Une éducation commune ne peut pas se graduer comme l'instruction. Il faut qu'elle soit complète, sinon elle est nulle et même nuisible. ». En effet, une éducation à demi-enseignée construirait des jeunes esprits faibles aux influences extérieures, à cause d’une construction identitaire non achevée, et ne favoriserait ni leur bonheur, ni leur égalité. Le rôle de l’école selon Condorcet est donc d’enseigner des valeurs critiques aux futurs citoyens, et non une idéologie.
Ensuite, selon le philosophe, un système d’éducation publique porterait atteinte au droit des parents. La société et la famille ont pour fonction naturelle de protéger les plus vulnérables, de « suppléer à leur inintelligence, de soutenir leur faiblesse, de guider leur raison naissante et de les préparer au bonheur. » Il serait donc sacrilège de briser ce lien qui briserait le bonheur des familles, et « ces sentiments de reconnaissance filiale, premier germe de toutes les vertus ». Une éducation publique ne peut donc pas selon le philosophe former un peuple de frères, unis et solidaires au sein d’une société juste, égalitaire, et civilisée. De plus, une éducation commune diffuserait dans la société une seule opinion, alors présentée et reçue comme une vérité par les citoyens. Ceux-ci seraient emprisonnés sans qu’ils puissent en avoir conscience. Les opinions différentes se développant dans les familles est donc la condition d’une société libre, puisqu’elles confrontent les individus à leur propres croyances, et leur permet de les mettre en question librement. L’instruction doit donc donner aux élèves un esprit critique leur permettant d’examiner leurs croyances et leurs préjugés : « D'ailleurs, les préjugés qu'on prend dans l'éducation domestique sont une suite de l'ordre naturel des sociétés, et une sage instruction, en répandant les lumières, en est le remède » écrit Condorcet. Nous pouvons le constater aujourd’hui, par l’analyse de l’évolution de la position des hommes face à la religion : ceux-ci s’en éloigne parce qu’ils ont la possibilité de questionner leurs croyances au contact d’autres points de vue. L’instruction constitue donc un rempart contre la tyrannie, développée par exemple par les « anciens » grecs et romains, chez lesquels les erreurs et les opinions gouvernaient la société. Le philosophe nous peint en contraste le portrait d’une société moderne où la vérité serait la base de la prospérité, et l’augmentation des connaissances permettrait de rendre les générations suivantes plus instruites : « le but de l'éducation ne peut plus être de consacrer les opinions établies, mais, au contraire, de les soumettre à l'examen libre de générations successives, toujours de plus en plus éclairées. ». Enfin, pour Condorcet, un enseignement public de la religion ne peut être imaginé dans le but de conserver des « consciences indépendantes » nécessaires à la liberté de chacun. « il en résulte la nécessité de rendre l'enseignement de la morale rigoureusement indépendant de ces opinions » pour conserver la diversité des croyances, écrit le philosophe. Il développe ici une première idée de la laïcité, qui promeut la liberté de croyance et de culte. De même que la religion, la morale doit selon l’écrivain rester la propriété des familles, car l’école « ne peut même, sur aucun objet, avoir le droit de faire enseigner des opinions comme des vérités ; elle ne doit imposer aucune croyance. » Ainsi, grâce à l’enseignement des vérités, l’instruction publique arme les esprits face à des opinions dangereuses, et les libère d’une obéissance servile à laquelle leur ignorance les condamnerait. Le propos de Condorcet rejoint ici celui de Spinoza, qui défendait le pouvoir de « la mathématique » dans son Ethique comme moyen de sauver les hommes de leurs préjugés.
Pour conclure, Condorcet défend dans ce texte issu de son premier Mémoire pour l’instruction publique l’idée selon laquelle l’éducation publique doit se borner à l’instruction dans le but de conserver la liberté personnelle des individus et de les protéger de la tyrannie. De plus, un tel régime briserait le lien naturel qui unit les familles, et serait contraire à leur bonheur. Enfin, il enseignerait des opinions comme des vérités et condamnerait les citoyens à une obéissance servile. Pour le philosophe, le rôle de l’instruction est donc d’armer les esprits par l’enseignement des vérités, pour leur permettre de questionner leurs opinions en toute liberté.
Question 3 (p.96 à 104) : Pourquoi est-il nécessaire que les femmes partagent l’instruction donnée aux hommes ?
Condorcet, dans son premier des cinq Mémoires pour l’instruction publique publiés en 1792 défend l’importance d’un système d’instruction dans une société libre pour permettre aux citoyens de questionner leur croyance et d’échapper à la tyrannie. Dans l’extrait soumis à notre étude, il se demande s’il est nécessaire que les femmes partagent l’instruction donnée aux hommes. Pour tenter de répondre à cette problématique, il défend l’idée selon laquelle l’égalité des sexes au regard de l’instruction est primordiale pour établir une société d’égaux. Il développe son argumentaire en montrant tout d’abord le rôle que peuvent avoir les femmes dans la diffusion des connaissances puis en affirmant l’importance de conserver une égalité dans tous les champs de la société.
Tour d’abord, Condorcet défend l’égalité des sexes face à l’instruction à l’aide d’un raisonnement rationnel : il n’y a pas pour lui de différences entre les hommes et les femmes qui justifient une inégalité d’enseignement, « toute instruction se bornant à exposer des vérités, à en développer les preuves, on ne voit pas comment la différence des sexes en exigerait une dans le choix de ces vérités, ou dans la manière de les prouver. » Le philosophe établi tout de même des différences entre les sexes, qui se sont révélées par la suite infondées, lorsqu’il affirme l’impossibilité pour les femmes d’occuper toutes les fonctions, notamment publiques et scientifiques. Selon lui les femmes sont incapables de faire de grandes découvertes, « qui exigent une longue méditation et une force de tête extraordinaire ». Néanmoins, ces distinctions lui permettent de mettre en avant le potentiel rôle que des femmes dans le progrès des connaissances. Selon Condorcet, les femmes habituées à s’occuper de l’éducation des enfants sont plus pédagogues que les hommes, et préparent mieux les esprits à l’accroissement des savoirs. Elles pourraient donc s’atteler à la réalisation de « livres élémentaires », qui nécessitent de posséder de nombreuses connaissances, car comme le dit le philosophe : « on expose mal ce que l'on sait, lorsqu'on est arrêté à chaque pas par les bornes de ses connaissances. » En supposant que les femmes soient destinées à la réalisation des travaux domestiques, Condorcet nous montre qu’elles peuvent être utiles pour « surveiller [l’instruction] de leurs enfants », en les contrôlant et en leur apportant l’aide dont ils pourraient avoir besoin pour progresser. Nous comprenons en effet aujourd’hui leur rôle fondamental : les écarts de chances de « réussite » scolaire dépendent en grande partie du milieu familial dans lequel grandissent les enfants, et l’aide qu’ils ont à leur disposition. Ensuite, un défaut d’instruction féminine romprait les vertus de la relation entre une mère et son fils. En effet celui-ci admire ses parents durant son enfance, et possède une curiosité que seule des parents instruits peuvent être apte à développer à son plus haut degré, formant alors un esprit modelable et riche, prêt à participer à l’accroissement des connaissances nécessaires au bonheur des sociétés. De plus une mère ignorante serait méprisée par ses enfants : « Quelle autorité pourrait avoir la tendresse maternelle, si l'ignorance dévouait les mères à devenir pour leurs enfants un objet de ridicule ou de mépris ? ». La mère a en effet tout autant besoin de respect et de considération et de valorisation que les hommes. De surcroit, ses connaissances lui permettent d’entretenir celle de son mari ou des hommes qui l’entourent, ceux-ci trouvant un être instruit à leur niveau avec qui ils peuvent discuter, s’émuler mutuellement, échanger et réfléchir dans le but d’augmenter les connaissances. Un homme peut difficilement seul parvenir à une grande découverte, et il est du devoir de la société de lui donner le plus de points d’appuis possibles pour atteindre son but.
Ensuite, les femmes possédant les mêmes droits que les hommes, il apparait naturel à Condorcet de leur délivrer une éducation semblable, pour qu’elles puissent aussi bien que les hommes jouir de leurs droits. Le philosophe prend ensuite la défense de la mixité à l’école, tant pour les élèves que les enseignants : « l'enseignement doit être commun, et confié à un même maître qui puisse être choisi indifféremment dans l'un ou l'autre sexe. » écrit-il. Il prend pour illustrer son propos de l’Italie, pays dans lequel des femmes dirigent avec gloire des chaires dans « les plus célèbres Universités ». Ensuite, Condorcet renverse l’idée commune à son époque selon laquelle la mixité est un danger pour les mœurs. Pour lui, c’est la séparation des sexes qui est perverse, en encourageant chez les jeunes privés d’un contact charnel avec l’autre sexe des fantasmes périlleux qui les avilissent. Ce sont pour le philosophe les sens qui « égarent l'imagination, et trop souvent l'égarent sans retour, si une douce espérance ne la fixe pas sur des objets plus légitimes. » Selon lui, une telle séparation encourage la pratique de la masturbation, un « faux plaisir » contraire aux mœurs. De surcroit, elle ne pourrait être mise en place que pour les riches, car les milieux ruraux ne possèdent ni les infrastructures ni les maîtres pour créer deux écoles distinctes. Selon Condorcet, la séparation des sexes dans l’instruction a pour principale cause, non « la sévérité de la morale religieuse », mais plutôt « l’orgueil et l’avarice ». En effet, c’est par crainte d’alliances inégales entre des jeunes amoureux issus de milieux sociaux différents que la société a établi une telle séparation. Ce mécanisme fut déjà dénoncé notamment au théâtre par le dramaturge anglais William Shakespeare avec sa tragédie Roméo et Juliette, qui met en avant un système de contrôle social des individus provoquant le malheur de ces derniers. « Tout doit tendre à l’égalité » affirme Condorcet, pour le « maintien de l'ordre et de la paix ». Or, un défaut d’éducation féminine développe chez les membres du « sexe inférieur » un esprit d’inégalité, contraire au bonheur de la société. De surcroit, « l'esprit d'inégalité qui se conserverait alors dans un sexe s'étendrait bientôt sur tous deux » écrit Condorcet. Enfin, les femmes seraient toutes aussi assidues dans l’instruction que les hommes, tant leur volonté de réussite serait forte, motivée vers l’estime qu’elles pourraient obtenir de leur famille. De plus, elles encourageraient dans les écoles une « émulation » positive que le philosophe oppose avec la quête vaniteuse de gloire que peuvent se disputer les hommes entre eux. Celle-ci, « en excitant les passions haineuses, en inspirant à des enfants le sentiment ridicule d'une importance personnelle, produit plus de mal qu'il ne peut faire de bien en augmentant l'activité des esprits. » En effet, Alain défend dans son ouvrage Mars ou la guerre jugée que les « ambitieux » et les « importants » sont ceux qui encouragent le plus le développement de la guerre. La comparaison malsaine que développe ce type d’émulation dirigée vers une couronne est de plus considérée par Jena Jacques Rousseau comme le poison des sociétés modernes.
Pour conclure, Condorcet défend dans cet extrait l’idée selon laquelle les femmes doivent partager l’instruction donnée aux hommes, parce que les deux sexes ont les mêmes droits, et doivent donc tous deux avoir la possibilité d’en jouir. De plus, selon le philosophe, la femme peut jouer un rôle, notamment de pédagogue, dans la diffusion des lumières au sein de la société, favoriser l’instruction de ses enfants et conserver aux hommes les connaissances qu’ils ont déjà acquises. Enfin, dans un esprit d’égalité, il serait absurde selon Condorcet de condamner les femmes à être inférieures aux hommes en terme d’instruction, car comme il le dit si bien : « L'égalité est partout, mais surtout dans les familles, le premier élément de la félicité, de la paix et des vertus. ».