Accueil > Articles > Explication d'un texte de Pascal sur "l'amour-propre", extrait des Pensées.
Publié le 09/12/2022 à 14:53 dans Non classée
« Amour-propre. - La nature de l’amour propre et de ce moi humain est de n’aimer que soi, et de ne considérer que soi. Mais que fera-t-il ? Il ne saurait empêcher que cet objet qu’il aime ne soit plein de défauts et de misère. Il veut être grand, et il se voit petit. Il veut être heureux, et il se voit misérable. Il veut être parfait, et il se voit plein d’imperfections. Il veut être l’objet de l’amour et de l’estime des hommes, et il voit que ses défauts ne méritent que leur aversion et leur mépris. Cet embarras où il se trouve produit en lui la plus injuste et la plus criminelle passion qu’il soit possible de s’imaginer. Car il conçoit une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend, et qui le convainc de ses défauts. Il désirerait de l’anéantir, et, ne pouvant la détruire en elle-même, il la détruit autant qu’il peut dans sa connaissance et dans celle des autres ; c’est-à-dire qu’il met tout son soin à couvrir ses défauts et aux autres et à soi-même, et qu’il ne peut souffrir qu’on les lui fasse voir ni qu’on les voie. (…)
Il y a différents degrés dans cette aversion pour la vérité ; mais on peut dire qu’elle est dans tous en quelque degré, parce qu’elle est inséparable de l’amour propre. C’est cette mauvaise délicatesse qui oblige ceux qui sont dans la nécessité de reprendre les autres de choisir tant de détours et de tempéraments pour éviter de les choquer. Il faut qu’ils diminuent nos défauts, qu’ils fassent semblant de les excuser, qu’ils y mêlent des louanges et des témoignages d’affection et d’estime. Avec tout cela, cette médecine ne laisse pas d’être amère à l’amour propre. Il en prend le moins qu’il peut, et toujours avec dégoût, et souvent même avec un secret dépit contre ceux qui la lui présentent.
Il arrive de là que, si l’on a quelque intérêt d’être aimé de nous, on s’éloigne de nous rendre un office qu’on sait nous être désagréable : on nous traite comme nous voulons être traités. Nous haïssons la vérité, on nous la cache ; nous voulons être flattés, on nous flatte ; nous aimons à être trompés, on nous trompe. (…)
L’homme n’est donc que déguisement, que mensonge et hypocrisie, et en soi-même et à l’égard des autres. Il ne veut pas qu’on lui dise la vérité. Il évite de la dire aux autres. Et toutes ces dispositions si éloignées de la justice et de la raison, ont une racine naturelle dans son cœur. »
Pascal, Pensées, n° 978 Lafuma, n°100 Brunschvicg
Le texte qui nous est ici proposé est un extrait des Pensées de Pascal, philosophe du 17ème siècle d’inspiration chrétienne et de culture janséniste. Il s’agit ici d’aborder les thèmes de la sincérité et de l’hypocrisie en se demandant si l’homme est capable de vivre sans mentir aux autres ou à soi-même ou bien si, au contraire, il demeure le plus souvent dans une logique de la dissimulation. L’auteur soulignera à quel point l’homme semble habité par une haine de la vérité qui le conduit à ne pas vouloir admettre sa condition : l’homme, écrira Pascal, n’est que « déguisement, que mensonge et hypocrisie ». Une thèse aussi radicale, et aussi pessimiste sur la moralité humaine, thèse qui semble condamner l’homme au jeu pervers d’une comédie sociale insincère, trouve sa racine dans une tendance humaine fondamentale : « l’amour-propre », c’est-à-dire l’amour exagéré de soi. Comme nous allons le voir, c’est parce que l’homme est égocentré et qu’il accorde à sa propre personne une valeur qu’elle n’a pas qu’il se retrouvera dans l’incapacité de dire et de se dire la vérité. Le texte peut se découper en trois parties : de la ligne 1 à 10, l’auteur analyse la nature de l’amour propre qui conduit l’homme à une sorte de haine de la vérité. De la ligne 13 à 24, l’auteur s’interrogera sur l’hypocrisie qui semble dominer le champ des relations humaines ; Enfin, de la ligne 25 jusqu’à la fin, l’auteur affirme l’homme s’éloigne des règles de la moralité en vivant en permanence dans le mensonge et l’hypocrisie.
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Tout d’abord, le texte commence par souligner à quel point l’homme, selon Pascal, est naturellement conduit à l’amour-propre, c’est-à-dire au fait de « n’aimer que soi et ne considérer que soi ». L’amour propre n’est donc pas ici un simple attachement naturel que nous pouvons éprouver à l’égard de notre propre vie, un instinct de conservation qui nous conduit à vouloir persévérer dans notre être ; il s’agit plutôt d’une forme de narcissisme qui fait que nous portons un intérêt excessif à notre propre personne autant qu’au regard que les autres pourraient avoir sur nous. Jean-Jacques Rousseau disait aussi de l’amour propre qu’il n’est «qu’un sentiment relatif, factice, et né dans la société, qui porte chaque individu à faire plus de cas de soi que de tout autre, qui inspire aux hommes tous les maux qu’ils se font mutuellement, et qui est la véritable source de l’honneur» (Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes). L’amour propre suppose donc une forme de sur-évaluation de soi en comparaison de ce que sont les autres : il s’agit d’imaginer la manière dont les autres me regardent et ensuite de juger ce que l’on est à partir de critères que les autres nous imposent. Au final, on aimerait que les autres nous préfèrent à eux. Cependant, une fois posé le fait que l’homme est ainsi habité par cette forme d’égocentrisme, Pascal affirme aussi que l’homme ne peut pas ne pas voir ses défauts et sa petitesse : il veut s’aimer soi mais connaît bien en vérité sa misère et ses imperfections. L’homme aspire à donner de lui une belle image extérieure mais il ne peut ignorer son insignifiance et la réalité de sa condition humaine: « il veut être grand, il se voit petit, il veut être heureux, il se voit misérable », écrit Pascal. Ainsi, l’homme se voit prisonnier d’une sorte de contradiction et d’un inconfort permanent : il voudrait constamment ne pas être celui qu’il est.
Ce terrible inconfort, cet embarras profond et cette perpétuelle contradiction vont alors pousser l’homme à refuser d’admettre la vérité sur lui-même : par amour propre, l’homme va haïr sa propre lucidité et ne pas accepter ce qu’il est : en permanence, il va détester le fait de prendre conscience de ses défauts et refusera de se voir tel qu’il est. Il conçoit ainsi « une haine mortelle contre cette vérité qui le reprend », écrit Pascal. Il se mentira donc à lui-même et mettra tout son soin à dissimuler à soi et aux autres ses défauts ; en somme il deviendra hypocrite et sera victime de cette « injuste et criminelle passion » le conduisant au mensonge. Il est vrai que lorsqu’une vérité est difficile à supporter et à admettre, on peut être tenté de se la cacher et de se raconter une histoire qui nous arrange et à travers laquelle on se donne un meilleur rôle… Comme le soulignera, bien après Pascal, le réalisateur japonais Kurosawa dans son film Rashomon, « les hommes ne peuvent pas dire la vérité, ils se la refusent à eux-mêmes » . On devine ici la perspective morale du texte : Pascal est un philosophe chrétien janséniste (une branche rigoriste de la religion chrétienne) et semble vouloir condamner cet amour propre et l’hypocrisie sociale au nom du respect de la vérité.
Toutefois, il faut souligner que cette haine de la vérité est graduelle. Mais bien qu’elle soit relative et susceptible de varier en degré, Pascal souligne qu’elle est présente en chaque homme, puisque tous les hommes sont plus ou moins victimes de l’amour propre (c’est à dire de la vanité). Nous sommes tous, au yeux du philosophe souvent inaptes à parler aux autres avec sincérité pour éviter de les choquer : au lieu de dire franchement les choses, nous prenons des détours pour ne pas froisser ou heurter les tempéraments. Non seulement les autres ont tendance à ne pas nous dire vraiment quels sont nos propres défauts (ou bien même ont tendance à les excuser) mais en outre, selon Pascal, ils mêlent à ses éventuelles critiques « des louanges et des témoignages d’affection et d’estime ». Autrement dit, les hommes sont en permanence dans l’insincérité incapables de se parler en toute honnêteté. Mais cette médecine même est amère, souligne le philosophe, et nous la prenons avec « dégoût et souvent même avec un secret dépit », sans doute parce que personne n’est dupe et que, malgré la comédie sociale, chacun sait bien ce qu’il en est de ce jeu maladroit qui révèle le malaise que chacun tente pourtant bien de dissimuler. Par intérêt les hommes haïssent la vérité et disent aux autres ce qu’ils veulent entendre : nous voulons être flattés, on nous flatte, nous voulons être trompés on nous trompe », mais que
Au final, le texte s’achève par un constat bien pessimiste : l’humanité, selon Pascal, semble condamnée à vivre dans le jeu malsain de l’hypocrisie, de la dissimulation et du mensonge, non seulement vis-à-vis des autres mais aussi, et peut-être surtout, pour soi-même du fait de l’amour propre. Cette perspective est pour Pascal regrettable car elle éloigne l’homme du devoir de vérité exigée par les philosophes d’inspiration religieuse, comme St Augustin, ou par d’autres penseurs comme Emmanuel Kant notamment dans son libre Sur un prétendu droit de mentir. Si la morale, selon ces penseurs, exige de l’homme la sincérité, force est de constater que l’amour propre l’éloigne « de la justice et de la raison » et que ce penchant trouve son origine dans la nature même de son « coeur » c’est-à-dire, pour Pascal, dans la nature de son affectivité et de ses passions.
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En conclusion, nous pouvons dire que ce texte est d’inspiration moraliste : l’auteur semble regretter la faiblesse des hommes et leur incapacité à vivre en toute sincérité. L’homme, selon Pascal, s’éloigne de la justice et de la raison en pratiquant constamment le déguisement et le mensonge. Une telle perspective semble largement pessimiste et moraliste, mais cela s’explique par la nature même de la philosophe de Pascal et sa vision de la nature humaine. On pourrait donc se demander, finalement si un tel verdict n’est pas lui-même excessif : l’homme n’est-il vraiment que mensonge et hypocrisie ? N’est-il pas capable de vivre dans la sincérité et la transparence avec autrui et avec soi-même ?