Accueil > Articles > Eloge des frontières (Régis Debray) - Fiche de lecture.
Publié le 20/07/2011 à 10:59 dans Fiches de lecture
Le texte est la transcription d’une conférence donnée par Régis Debray à la maison Franco-japonaise de Tokyo. Il reprend les idées déjà développées dans la revue Médium (N°25) intitulé « Frontières ». Nous en retraçons ici les grandes lignes.
Les frontières sont ordinairement présentées comme des murs, des barrières qu’il faudrait abolir pour créer un monde unifié (« only one world »), un monde, libéré de ses limites, de ses divisions, de ses cloisonnements, de ses séparations. Certains rêvent alors d’un monde sans frontières. C’est peut-être d’abord un rêve européen qui a voulu répudier « le concert des nations » au nom de la paix. C’est aussi par l’impulsion mondialisée de la technologie numérique (internet), de l’économie libérale (capitalisme sans frontière) ou de phénomènes transnationaux (pandémie, terrorisme), que nos vieilles parcelles historiques nous semblent dépassées. Mais selon Régis Debray, il s’agit là d’une idée très contestable : « une bête idée enchante l’occident : l’humanité qui va mal irait mieux sans frontière ». Certains rêvent en effet d’une planète sans affrontement, d’un monde lisse, innocent, débarrassé de « l’autre », d’une terre liftée sans cicatrices d’où le mal aurait disparu. Il est vrai que les virus et les capitaux son sans frontières ainsi que les nuages radioactifs. Soit, mais il y a un fait : des frontières au sol se créent davantage aujourd’hui (nous avons 2700 km de frontières en plus depuis 1991 nous explique le géographe Michel Foucher). Le réel qui résiste n’est donc pas conforme à cet idéal. Les frontières sont bien là et tirent la langue à Google Earth. La mondialisation produit en réalité de la séparation, de la balkanisation. Le monde n’est pas encore une « ville monde » où les mobilités seraient d’emblée planétaires, où primeraient le « trans », la figure du nomade, l’exaltation de l’ouverture. Il y a quatre fois plus d’Etats à l’ONU aujourd’hui et après un mouvement de mondialisation, le monde se reterritorialise. Paradoxe : « l’économie se mondialise la politique se provincialise ». Avec internet nous parlons d’un bout à l’autre de la planète mais nous continuons à nous entretuer entre voisins. Il y a donc un écart entre nos idées post-nationales qui s’illusionnent, et le réel qui fait retour aux frontières. Il faut donc redire l’utilité des frontières.
La frontière a une fonction : en traçant une ligne, elle créé un dedans et un dehors, elle instaure une démarcation pour fin au désordre. La frontière met un terme à un monde indifférencié et donne figure (quand Romulus fonde la ville de Rome, il prend une charrue et trace un trait dans la terre). L’idée même de sacré implique l’idée de limite qui produit le sanctuaire, l’interdit, une délimitation. Dès lors la frontière est à la fois un élément fondamental du politique tout comme du religieux et l’idée d’une séparation d’un lieu à l’autre et au fondement de toute architecture civile ou religieuse. Là où il y a du sacré, il existe une enceinte pour le protéger. De même toute vie collective, comme toute vie individuelle, exige donc un principe de séparation. Par exemple la peau, chez l’être humain, est la frontière de son organisme par rapport au monde extérieur, et si la matière n’a pas de frontière, le vivant l’exige comme coquille protectrice. Cette peau n’est pas seulement une fermeture, c’est une interface entre l’organisme et son environnement, ce n’est pas un rideau étanche, comme toute frontière n’est pas un mur. « Le mur interdit le passage, la frontière le régule. Dire d’une frontière qu’elle est une passoire, c’est lui rendre son du : elle est là pour filtrer ». La frontière est donc une composante inévitable des organismes. Les villes aussi ont leurs remparts, leurs enceintes, leurs périphéries, comme le corps a sa peau. Il n’y a donc pas de frontière pour toujours mais des mutations perpétuelles de nos limites.
Que serait donc un monde sans frontière ? Une planète sans peuples avec des bipèdes navigants qui ne poseraient plus leurs pieds quelque part ? On peut certes mettre le monde en réseau mais le réseau ne s’habite pas, il n’est qu’un lieu de passage, non un lieu de séjour. Une communauté humaine a besoin de s’opposer pour se poser, d’un extérieur pour exister et se reconnaître. Une nation, un seul monde, cela n’aurait pas beaucoup de sens et l’idée d’une « communauté internationale » n’en est pas vraiment une. La connexion mondialisée ne signifie pas connivence générale. On peut alors voir le monde d’en haut, comme un tout, avec un satellite, mais cette vision d’ensemble perd son sens du point de vue de notre humanité qui suppose une inscription dans un site et non seulement dans un réseau. Le rêve internationaliste, le rêve d’un monde sans frontière élude la question de la fonction des limites. Il s’agit d’utopie de mondes purement ouverts : que nous abordions le rêve socialiste international ou bien le rêve libéral actuel (la word entreprise), ces mondes se transforment en mondes fermés aux autres : refoulement des immigrés, ségrégations territoriales dans les villes (ghettos), gated communities… Pas de village global à l’horizon mais plutôt un retour de la fierté nationale (avec le sport, la religion, la mémoire : tout le monde réaffirme son enracinement). L’ethnocosme est la réponse au technocosme… L’ouverture au vaste monde déclenche on le voit, un besoin d’identité localisée, le besoin d’affirmer son enracinement dans un lieu (retour des traditions et du besoin d’appartenance).
A quoi sert alors la frontière ? A faire corps car le clos est aussi indispensable que l’ouvert comme l’ombre est nécessaire à la lumière, le masculin au féminin. L’ici et l’ailleurs forment une dialectique et un bloc d’appartenance ne peut se construire que par une fermeture (One nation) pour passer d’une agrégation à une communauté. Un peuple a besoin de contours. D’où la difficulté de l’Europe qui a du mal à ses construire comme espace politique puisqu’elle a du mal à savoir où se terminent et où commencent ses limites. Sans dehors, pas de dedans : c’est le problème de l’identité. Il faut une délimitation et sans elle l’Europe a du mal à prendre forme. Il faut donc que les civilisations, comme les langues trouvent leurs rebords, comme le centre se construit par rapport à la périphérie. « Notre intimité s’exhibe par notre épiderme… ».
Le problème n’est donc pas un excès de frontière mais son déficit car nous manquons de principes de séparation (entre la sphère publique et la sphère privée, entre la banque et le casino, entre l’école et les religions, entre l’Etat et les lobbies). Nous avons donc davantage besoin de limite parce que la mondialisation est un processus de désordre, de dislocation qui ne favorise que les riches qui ont la maîtrisent des flux (multinationales, évadés fiscaux, trafiquants, stars du foot) et la mondialisation produit donc de la balkanisation, produit de l’énergie identitaire, comme l’afflux d’immigrés provoque la xénophobie dans les mégalopoles encombrées. Debray dénonce alors une « frotti frotta civilisationnel qui provoque l’eczéma et les intégrismes religieux sont les maladies de peau du monde global où les cultures sont touche à touche ». Telle est la limite du multiculturalisme. « Quand l’espace tout entier devient sans frontière alors le monde entier devient une zone inhabitable ». Il y a donc là comme un effet pervers de la mondialisation, une hausse des conflits dans un monde globalisé. Il faut donc borner les empires et faire l’apologie des frontières, mettre en cause le dogme sans frontièriste. Certes il ne s’agit pas de ressusciter la ligne Maginot à l’heure de Google, d’Hollywood et du Giec. « Le nationalisme c’est la guerre » dit la thèse cosmopolite. C’est plutôt aux yeux de Debray un confusionisme…
Le sans frontièrisme lui apparaît comme :
- Un économisme : la victoire des forces économiques sur les forces politiques, la puissance des marchés contre la puissance des Etats. Thèse libérale de libre circulation des capitaux qui implique la régression des Etats aux profits des mafias, de la loi du plus fort : dérégulation, privatisation).
- Un technicisme : la technique est sans frontière et s’impose de manière uniforme (informatique). Debray parle alors d’un « hubris robotique », sorte de métaculture mondiale ».
- Un absolutisme : il faut se méfier des idéologies sans frontières qui veulent imposer un modèle partout sans limite (internationalisme qui n’intériorise pas la notion de limites). La figure de l’inquisiteur sans frontière missionnaire qui va partout et impose sa religion est l’exemple de cette absence de limitation ? D’où la formule : « la première valeur de la limite c’est la limitation des valeurs ».
- Un impérialisme : c’est le défaut des empires de vouloir être sans limites. On ne peut confondre l’espace de sa cité avec le monde entier. C’est le défaut de la lutte américaine contre le terrorisme de vouloir être sans frontière et sans limite (d’où le problème posé du devoir d’ingérence qui consiste à vouloir imposer un droit supérieur à tous les droits au nom d’une justice internationale ; d’où la question de la guerre préventive, et donc de la guerre injuste en Irak qui ne respecte plus aucune frontière en proclamant la guerre contre le terrorisme – esprit de croisade). Une démocratie a besoin de frontière pour se stabiliser et là où la frontière n’existe pas vraiment, il y a chevauchement, donc conflit comme en Israël et en Palestine (Israël est un Etat qui se réclame d’avoir des frontières reconnues mais sans que l’on puisse vraiment dire où elles se situent). Tant qu’il n’y a pas de consensus sur les frontières les démocraties restent donc fragiles et restent source de conflits. La frontière c’est au fond la condition de la paix.
Nous avons donc besoin de frontière, de justes frontières et face à une idéologie de la convergence, il faut espérer la divergence : « chaque culture doit rester elle-même et faire « la sourde oreille et s’abriter derrière un quant à soi ». Debray évoque Braudel et sa « grammaire des civilisations » pour rappeler que les cultures, si ouvertes qu’elles soient ont aussi besoin d’un mécanisme de filtrage et de visa. « Une civilisation répugne à adopter un bien culturel qui mette en question ses structures profondes ». Toute frontière est donc à la fois une remède et un poison, comme un médicament. Il faut donc trouver le bon dosage.
La globalisation engendre des crispations et des réactions de repli sur soi, face à des menaces vécues ou pensées comme transnationales et donc insaisissables. Il faut donc des frontières pour retrouver un vivre ensemble (à chacun son terroir), mais des frontières équitables qui attestent que chacun existe. Il faut donc trouver une justice des frontières reconnues pour un partage du monde. Le partage implique la partition et non une dissolution dans l’universel. Quand tout pousse vers le global, il faut donc revenir au local, non à l’idée d’un même monde pour tous. La frontière c’est l’idée que tout n’est pas partout de l’ordre du même, que nous avons besoin de différences et qu’il faut être plutôt que citoyen du monde, d’être des citoyens de plusieurs mondes, ce qui implique un droit à la frontière, mieux même, un devoir de frontière.
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