Accueil > Articles > Le langage et la pensée (exposé fait en classe de TG1 par Coline N. et Eléna C.)
Publié le 19/02/2023 à 13:11 dans Exposé des élèves
Étymologiquement, le verbe “penser” en latin signifie “peser” ou encore “comparer”. La personne qui pense est donc celle qui se nourrit de diverses sources et est en capacité de les synthétiser afin de construire une idée qui lui est propre. Ainsi définie, la pensée serait propre à l’Homme, si on entend par là la capacité de produire, grâce au langage, des concepts. Le langage est, en effet, cet outil par lequel nous décrivons le monde qui nous entoure et chaque mot que nous utilisons est comme un outil qui nous renvoie à une idée.Les termes employés sont alors propres à une langue spécifique et c’est pourquoi l’exercice de la traduction n’est pas évident car les langues sont plus ou moins riches dans leur capacité d’exprimer des idées. Il y a aurait donc un lien entre le langage et la pensée ce qui veut dire aussi qu’un langue appauvrie et réduite viendrait restreindre nos manières d’interpréter le monde. On peut donc se demander si le champ du pensable est défini par notre langage. Après tout, certains mots sont intraduisibles d’une langue vers une autre, ce qui témoigne bien de rapports au monde qui seraient différenciés selon lles langues que nous utilisons.Le langage serait-il donc comme un prisme à travers lequel nous produisons notre représentation du monde et nos réflexions ?Ce sujet sera traité en trois parties : l’intervention du langage dans le processus de construction de la pensée et de sa structure ; nous aborderons ensuite la question des limites du langage puis nous nous demanderons si nous pouvons vraiment nous dispenser du langage pour communiquer.
Tout d’abord, pour tenter de répondre à cette problématique, il est primordial de s’interroger sur l’intervention du langage dans le processus de construction de la pensée : la pensée est-elle ou non antérieure au langage?
Si le langage est une création humaine, on peut supposer que l’homme a pensé avant de parler, notamment pour constituer son langage. Dans cette logique, on peut alors penser que la pensée est un état intérieur qui désigne ce dont nous avons conscience : elle est la représentation intime que nous nous faisons du monde. La pensée viendrait donc d’abord en premier et le langage aurait la seule fonction d’extérioriser cette pensée ensuite, d’habiller de mots ce donné initial. Après tout, les perceptions précédent bien la parole. Oui mais les perceptions (ou les intuitions) sont-elles synonymes de pensées ?Ce n’est pas évident. C’est d’ailleurs la thèse soutenue par le philosophe Hegel. Selon lui, une intuition n’est pas véritablement encore une pensée : c’est seulement un début de pensée, qui reste indistinct et confus. Pour que la pensée devienne claire, il faut mettre des mots sur cette intuition pour qu’elle advienne à elle-même et soit structurée. Les mots prennent sens à partir des schémas mentaux sur lesquels ils sont greffés (principe du concept sur lequel nous reviendrons par la suite). C’est donc par le langage que la pensée advient véritablement et en ce sens, on peut dire qu’il n’y a pas vraiment de pensée indépendante du langage. D’ailleurs, c’est bien la constatation à laquelle arrive le scientifique, spécialiste en neurologie cognitive, George Lakoff à l’issue de son étude sur le rapport pensée/langage chez le nourrisson. Selon son analyse, il existerait bien une pensée non verbale chez le bébé. Cependant, celle-ci serait de l’ordre de l’intuition immédiate. C’est seulement ensuite, par l'acquisition du langage, que l’enfant commence à raisonner et à construire une pensée abstraite. Autrement dit, on ne pense pas réellement en dehors du langage.
Alors le langage se révèle bel et bien essentiel au cheminement d’une pensée. Il structure notre raisonnement et il est nécessaire au fonctionnement de la pensée conceptuelle. Nous avons besoin de parler pour penser dans la mesure où l’on ne peut pas produire de réels raisonnements sans passer par le langage. Même quand nous cherchons nos mots, nous les cherchons avec d’autres mots. Ce qui fait qu’on ne peut pas isoler une « pensée pure ». Lorsque nous pensons et raisonnons, nous ne manipulons pas des pensées à l’état pur, mais directement des mots qui fixent le sens. En cela, toute pensée qui ne trouve pas de mots reste ineffable et obscure. Le langage est donc nécessaire si l’on veut construire une pensée élaborée. C’est pourquoi le langage n’est pas seulement un moyen de communication qui sert à exprimer notre pensée : ce serait là une perception plutôt réductrice du langage. Il représente en réalité bien plus que cela : c’est un réel facteur de déclenchement des représentations. Par exemple, sans le mot «chat», on ne percevrait que des cas particuliers de chat : des chats roux, blancs ou tigrés, sans jamais comprendre qu’ils appartiennent à une même catégorie générale. Le langage donne accès à cette abstraction, déverrouille la pensée des cas particuliers. Le langage est donc indispensable car la pensée se forme en même temps que le raisonnement.
Néanmoins et bien que le langage puisse déverrouiller la pensée, il est imparfait. En effet, le langage possède plusieurs limites.
Tout d’abord, c’est notamment cette même généralité qui est vivement critiquée et qui constitue une limite au langage. En effet, du fait des mots généraux, une partie de la pensée échappe aussi au langage.Le philosophe Bergson reproche au langage d’être inapte à saisir le réel dans toute sa complexité parce qu’il est trop général alors que chaque situation et réalité est singulière. L’impression est qu’il y a parfois une inadéquation entre la pensée et son expression verbale comme si le langage risquait de dénaturer l’idée première. Comme le dit Bergson « nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent ». Par exemple, le mot « chat » désigne l’ensemble des chats qui existent. Or, chaque chose désignée par un mot est par nature singulière. Par exemple, mon chat n’est pas le même que le votre bien qu’ils partagent une multitude de similarités. C’est la même chose avec l’amitié ou l’amour qui qualifient des relations par nature singulières. Ce que veut dire Bergson est que la généralité des mots nous fait croire à l’invariabilité de nos expériences et d’une manière les dépersonnalise ou les réduit à des généralités. C’est là une des limites du langage. Dans ce sens, le langage risquerait de mutiler la pensée en l’appauvrissant ou en la trahissant.
Par ailleurs, la pluralité des langues implique que des concepts soient insaisissables d’une langue à une autre. Ainsi, la diversité des langues témoigne d’une diversité de manière de penser.Il existe environ 7000 langues recensées encore vivantes à l’heure actuelle et chaque homme ne peut parler qu’un nombre restreint de langues. Or, toute langue véhicule une certaine conception du monde. Et parmi celles-ci, il existe plusieurs exemples étonnants qui illustrent clairement que notre manière de penser est structurée par notre langue et que des concepts n’existent pas dans certaines tribus. Ainsi les membres de la tribu des Pirahã en Amazonie ne comptent pas au-delà de 2. Il ne possèdent en effet que trois mots pour compter [2] : hoi, qui veut dire « un » ; hoi, qui veut dire « deux » (tonalité différente) ; et aibaagi, qui veut dire « beaucoup ». Ainsi, la notion de pluriel leur a suffi au cours de leur adaptation à leur environnement pour se développer. Cela véhicule une conception du monde et certains concepts sont bel et bien intraduisibles selon la socialisation culturelle.
Dans ce cas et en vue des limites associées au langage, il paraît tout de même nécessaire de s’interroger : la pensée pourrait-elle alors se dispenser du langage pour exister ou se communiquer ?
On pense bien sûr à l’art, comme la danse, la musique et la peinture, qui peuvent nous aider à exprimer des pensées d’une manière très authentique. Le problème, c’est que ces moyens font appel à notre sensibilité et à notre interprétation. La part de subjectivité est alors importante et ces modes d’expression pourraient faire obstacle à la communication et à une claire transmission du sens. C’est pourquoi, il semblerait que le langage, puisqu’il est particulièrement efficace, est absolument incontournable pour exprimer notre pensée compréhensible. Comme le dit Vladimir Jankélévitch “le langage est l’instrument obligé pour dévoiler une pensée”.
Cela dit, le langage en tant que support de notre pensée est loin d’être neutre et la manière de communiquer, d’exprimer nos pensées diffèrent d’une langue à l’autre comme d’une catégorie sociale à l’autre. On peut évoquer à ce sujet la théorie de « l’habitus » proposée par le sociologue Pierre Bourdieu. Il s’agit d’une terme qui résume l’idée selon laquelle l’usage que nous faisons du langage manifeste notre origine sociale, notre éducation, notre culture. Le langage est donc un fait social qui est un vecteur idéologique. Pour Durkheim, “le langage n’est pas seulement un système de mots ; chaque langage implique une mentalité propre, qui est celle de la société qui le parle, où s’exprime son tempérament propre”. En cela, les manières de parler nous enferment dans des cadres idéologiques dont il est d’autant plus difficile de s’émanciper que les mots employés pour en sortir sont puisés dans un registre codifié par le système.
Dans un sens, le langage détermine bel et bien la pensée. C’est d’ailleurs l’expérience décrite par Orwell dans sa dystopie 1984 sur le modèle de la « novlangue ». Cette langue est simplifiée et appauvrie dans le but de rendre impossible la formulation de critique voire l’idée même de cette critique, comme le souligne Orwell : “Si les gens ne savent pas bien parler et écrire, ils ne sauront pas bien penser, et s’ils ne savent pas bien penser, d’autres penseront à leur place”. Le déterminisme linguistique implique donc qu'une langue formatée pourrait formater à son tour les esprits.
En ce sens là, le langage est bien une contrainte pour l’expression de la pensée du fait de sa double nature d’obstacle. Le langage fonctionne donc comme « un mal nécessaire » : « mal » dans la mesure où il peut dénaturer le sens de la pensée et peut formater les esprits ; mais « nécessaire » dans la mesure où il est la voie obligée de toute signification claire. C’est en ce sens que nous pouvons dire que le langage conditionne bien la pensée conceptuelle de l’Homme.