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Karl Popper : A quoi reconnait-on une science?

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Publié le 15/01/2013 à 19:05 dans Articles

Popper (1902-1992)

Karl Popper est né le 28 juillet 1902 à Vienne d’un père avocat et d’une mère musicienne. Très tôt sensible aux problèmes sociaux, iI est attiré par le marxisme, mais s’en détourne dès l’âge de 17 ans après avoir compris que l’avènement du communisme exige le sacrifice de vies humaines. C’est à cet âge qu’émergent dans son esprit les interrogations épistémologiques qui conduiront à la publication en 1934 de son œuvre majeure, La Logique de la découverte scientifique.

D’origine juive, il émigre en 1937 en Nouvelle-Zélande, où il écrit son autre grand ouvrage, de philosophie politique cette fois, La Société ouverte et ses ennemis, publié en 1945. L’année suivante, il obtient un poste à l’École d’économie de Londres grâce à l’appui de l’économiste Friedrich von Hayek et de l’historien d’art Ernst Gombrich. II restera dans cette ville jusqu’à sa mort, le 17 septembre 1992. (Source: Jean François Dortier, La revue sciences humaines).

Popper. Science et raison critique

 par Jacques Lecomte (Revue sciences humaines).

Nous ne pouvons que débusquer l’erreur, jamais démontrer une vérité. Le chantre du rationalisme critique qu’est Karl Popper applique ce principe à la démarche scientifique mais aussi à la réflexion politique.

Dans la Vienne de l’après-Première Guerre mondiale, les théories nouvelles qui se disent scientifiques sont nombreuses. Le jeune Karl Popper s’intéresse particulièrement à la théorie de la relativité d’Einstein, au marxisme, à la psychanalyse freudienne et à la psychologie individuelle d’Alfred Adler. Face à cette floraison, il se demande très tôt s’il existe un critère permettant d’affirmer qu’une théorie est scientifique. Il constate que les théories de Marx, Freud et Adler possèdent un très fort pouvoir explicatif apparent. Elles « semblaient aptes à rendre compte de la quasi-totalité des phénomènes qui se produisaient dans leurs domaines d’attribution respectifs. (…) Partout l’on apercevait des confirmations : l’univers abondait en vérifications de la théorie. » (Conjectures et Réfutations) Mais il commence à soupçonner que la force explicative apparente de ces théories est peut-être leur point faible. Elles semblent ne jamais pouvoir être mises en défaut, car même devant des cas problématiques, il est toujours possible de faire « coller » la réalité concrète avec la théorie. La théorie de la relativité, encore jeune à l’époque, apparaît très différente. Elle permet de faire des prédictions dont le résultat, s’il s’avérait négatif, renverserait sans discussion la théorie. Ainsi, contrairement aux autres théories étudiées par Popper, la théorie de la relativité présentait le risque d’être infirmée, réfutée par l’observation.

L’épreuve de la réfutation

Popper propose donc de soumettre toute théorie nouvelle à des expérimentations dans le but explicite de la réfuter. Est scientifique une théorie réfutable, c’est-à-dire qui offre prise à des tests permettant de la réfuter éventuellement (de démontrer sa fausseté). N’est pas scientifique une théorie qui n’est pas réfutable (terme préférable en français à « falsifiable »).

Mais pour qu’une théorie soit scientifique, il faut évidemment qu’elle soit non seulement réfutable, mais aussi non réfutée. Seuls survivent les théories ayant passé avec succès l’examen de la réfutation. Ainsi, « le progrès scientifique ne consiste pas en une accumulation d’observations mais en un rejet des théories moins satisfaisantes et leur remplacement par des meilleures » (La Quête inachevée). C’est bien ainsi selon lui que se développe la connaissance scientifique : les théories astronomiques de Kepler et de Galilée ont ainsi été supplantées par celle de Newton laquelle a été, à son tour, dépassée par celle d’Einstein.

Une théorie qui a subi avec succès l’épreuve de la réfutation n’est pas prouvée mais seulement « corroborée ». Car il se peut fort bien qu’elle soit réfutée demain. On ne peut donc jamais affirmer qu’une théorie est vraie, on peut seulement dire que l’on n’a pas encore démontré qu’elle était fausse. On ne peut parler de vérité scientifique, mais seulement de « vérisimilarité », c’est-à-dire d’approche progressive de cette vérité. Même si l’on se trouve face à une théorie vraie, on ne peut jamais être sûr que ce soit le cas. En résumé, adopter consciemment une démarche critique est l’instrument principal du progrès de la connaissance.

Popper se déclare rationaliste critique. Rationaliste parce qu’il croit au pouvoir de la raison, qui permet notamment à l’homme de s’approcher de la vérité. Critique, parce qu’il estime que la démarche critique, qu’elle s’exerce dans l’activité scientifique ou sociale, est le principal facteur de progrès.

Sociétés closes et sociétés ouvertes

Popper va, pour ainsi dire, étendre le critère de réfutation à l’analyse des conceptions de la société en établissant une distinction entre sociétés closes et sociétés ouvertes.

La société close est surtout, aux yeux de Popper, une société imaginée, voire mise en place, par des hommes qui rêvent en quelque sorte de faire descendre le paradis sur terre. C’est notamment ce qu’il reproche au marxisme. Une politique sociale rationnelle doit viser à alléger les maux, non à fournir du bonheur. « Laissons au domaine privé, dit-il, cette recherche du bonheur » sous peine d’imposer aux autres notre propre vision de l’existence. Au lieu de viser le paradis sur terre, il faut s’efforcer « de faire en sorte, a chaque génération, que la vie soit un peu moins redoutable et un peu moins inique » (Misère de l’historicisme).

Pour Popper, la société ouverte n’est pas tant une forme de régime politique ou de gouvernement qu’une forme de coexistence humaine dans laquelle la liberté des individus, la non-violence et la protection des faibles sont des valeurs essentielles. L’origine de la société ouverte remonte à l’Antiquité grecque. Les philosophes présocratiques ont instauré la libre discussion critique comme moyen de progresser vers la vérité. Plus près de nous, les guerres de Religion ont, selon Popper, contribué à modeler ce mode de penser anti-autoritaire. « Nos erreurs nous ont effectivement instruits. » Elles nous ont appris non seulement à tolérer des croyances qui diffèrent des nôtres, mais aussi à les respecter, ainsi que les hommes qui y adhèrent sincèrement. « Nous avons appris qu’en nous écoutant et en nous critiquant mutuellement, nous avons quelque chance d’approcher davantage de la vérité », affirme-t-il. Mais cette conviction poppérienne a davantage su renouveler l’épistémologie que la philosophie politique.

Kuhn, Lakatos et Feyerabend

Karl Popper va rapidement être critiqué par une nouvelle génération de philosophes des sciences. Tel Thomas S. Kuhn (1922-1996) qui dans La Structure des révolutions scientifiques (1962) soutient que la science n’évolue pas selon une démarche progressive et continue d’essais et erreurs, mais à l’aide de modèles dominants, ou paradigmes. Un paradigme est un cadre de pensée dans lequel se reconnaît une communauté de savants. La « science normale » fonctionne ainsi jusqu’à ce que ce modèle entre en crise et qu’un nouveau modèle vienne s’y substituer. On est ainsi passé de la physique newtonienne à la physique relativiste au XXe siècle. L’histoire des sciences évolue par bonds et non dans un progrès continu.

Imre Lakatos (1922-1974) conteste lui aussi les thèses poppériennes. Il élabore sa théorie des « programmes de recherches scientifiques » (ou PRS). Un PRS est un ensemble d’hypothèses qui dirige la science à un moment donné. Il est composé d’un noyau dur de thèses inviolables entouré d’une « ceinture protectrice » formée d’hypothèses auxiliaires, qui peuvent, elles, être éventuellement modifiées. Un programme de recherche ne résout jamais toutes ses anomalies. Car les réfutations abondent toujours. C’est sur ce point que Lakatos s’oppose frontalement à son maître Popper, qui soutient que le propre de la science est de soumettre ses énoncés à la réfutation.

L’Américain Paul K. Feyerabend (1924-1994) ira plus loin en soutenant que nombre de théories scientifiques (celles de Galilée, de Newton, la relativité) se sont imposées contre certains faits expérimentaux, en dépit parfois d’incohérences internes et de faiblesses avérées. De ce constat, il tire une « théorie anarchiste de la connaissance ». Si les plus grands physiciens se sont affranchis des règles de la méthode, c’est donc qu’aucune méthode idéale ne saurait s’imposer pour faire avancer les sciences. En matière de démarche scientifique, « tout est bon ».

Jean-François Dortier (Revue sciences humaines).

Article écrit par Éric Chevet