Accueil > Articles > FAUT IL OPPOSER TRAVAIL ET LOISIR?
Publié le 15/05/2023 à 13:05 dans Corrigés de dissertations
(Ma copie en deux heures faite en classe pendant que mes élèves travaillaient sur le même sujet)
A priori, le travail et le loisir sont deux sphères d’activités bien distinctes : si le travail s’impose à l’homme comme une contrainte économique qui le condamne à effectuer des activités souvent répétitives, le loisir, au contraire, se définit comme un temps « pour soi », librement choisi, dans lequel chacun peut se ressourcer et espérer atteindre une forme d’épanouissement personnel. La frontière entre ces deux catégories d'activités semble donc a priori assez nette : le « négotium » d’une part, et « l’otium » de l’autre ; la peine produite par le labeur et l’activité professionnelle ne semblent pas pouvoir se confondre avec les vacances et le temps libre. Il y a d'un côté "les hommes de loisir" qui se consacrent à la sagesse, comme le dit Sénèque dans De la briéveté de la vie, et ceux qui très "occupés" courent d'une obligation sociale à une autre sans prendre le temps. Mais le rapport entre le loisir et le travail est-il toujours un rapport d’opposition ou, tout au moins, de distinction ? Si l’on peut les différencier, ou les séparer, ne sont-ils pas, malgré tout, parfois reliés d’une certaine manière, ne sont-ils pas même interdépendants ?
La question peut se poser si l’on constate que la notion de loisir trouve aussi son sens par rapport au temps que nous passons à travailler : après le travail vient le repos bien mérité comme la retraite est le moment qui met fin au parcours professionnel. Le loisir est donc d’abord pour nous le temps libre obtenu par rapport au temps du travail et nous pourrions dire que l’un ne va pas sans l’autre. Par ailleurs. on pourrait se demander si la culture ou l'idéologie qui imprègne la sphère du travail ne déborde pas sur notre façon de profiter de notre temps libre : ce qui pose ici question, c’est le fait que les valeurs et les logiques culturelles qui appartiennent normalement au monde du travail (rentabilité et performance) semblent aussi envahir progressivement la sphère de nos loisirs et de notre temps libre à tel point que nous pouvons nous demander si la séparation entre temps libre et travail, entre loisir et vie économique, n’est pas en train de devenir, à l'époque moderne, un simple mythe. Nous verrons donc tout d’abord qu’il est possible de distinguer et de séparer la sphère du loisir et celle du travail mais nous verrons ensuite que la frontière entre ces deux domaines n’est pas si claire que cela et qu’il y a sans doute, aujourd'hui dans nos sociétés de consommation, une pénétration des logiques marchandes dans la sphère des loisirs.
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Dans l’antiquité grecque et romaine, la vie sociale était hiérarchisée et verticale : tout en haut de l’échelle, les plébéiens propriétaires d’esclaves jouissaient d’un certain temps libre pour vaquer à des activités choisies, qu’elles soient politiques ou commerciales, artistiques ou intellectuelles. Le privilège des classes aisées (aristocratiques) consistait alors à pouvoir se libérer de la contrainte du travail pour accéder à un mode de vie supérieur, tout comme la noblesse féodale le fera également au moyen âge. Tout en bas de cette pyramide sociale, les esclaves sont eux corvéables à merci et n’ont aucun droit si ce n’est celui de souffrir et de travailler pour les autres sans trouver de bénéfice à leur effort. La séparation entre le « tripalium » (travail) et le monde de la « skholè » (le loisir pensée comme condition de la liberté) est donc ici très nette : le loisir ne saurait donc se confondre au monde du dur labeur. D’un côté, nous avons le monde de la nécessité à laquelle l’homme est condamné puisqu’il doit gagner sa vie « à la sueur de son front », comme le disait le texte de la Génèse ; de l’autre, nous avons un temps dégagé de la sphère économique qui permet d'obtenir une activité plus "élevée" et plus enrichissante pour l’individu lui donnant les moyens d’accéder à la culture ou à d’autres modes de vie.
La philosophe Hannah Arendt, dans son livre Condition de l’homme moderne, distingue d’ailleurs bien la sphère du travail et celle de l’action ou de la création artistique : dans le premier cas, nous sommes limités à la sphère productive, celle qui vise à produire des biens et des services en vue de leur consommation ; dans l’autre cas, nous nous élevons à la création (l’art) et à la vie politique (l’action) ce qui permet d'accomplir un certain idéal de liberté ; l’art parvient à nous extraire de la répétition du travail en vue d'une quête esthétique; l’action politique nous donne la possibilité d’agir collectivement dans la cité… Il faut donc bien différencier la vie soumise aux lois de l'économie et un mode d'existence plus émancipé : d'un côté la contrainte socio-économique pouvant aller jusqu'à l'exploitation de l'homme par l'homme ; de l'autre, le bénéfice du temps libre. Au-delà de la souffrance générée par le métier pénible, il y a la vie plus épanouissante d'une élite parfois même inconsciente de ses privilèges. Marx avait d’ailleurs bien analysé le mécanisme de l’exploitation économique et entendait dénoncer les ravages provoqués par le capitalisme dans l’usine ou la mine du 19ème siècle. Les premières luttes sociales de l’époque industrielle porteront donc sur la question de l'amélioration des conditions de travail et sur l’obtention, pour les travailleurs, d’un minimum de loisir : pour se soulager de l’éternel fardeau qu’est le travail, il convient donc d’en réduire la durée ou d’offrir aux salariés un espace de respiration : congés payés en 1936 grâce au Front populaire, ou loi sur les 35h, en France, en 1998.
Cependant la frontière entre le monde du travail et celui du loisir n’est pas si claire : d’abord parce les trois formes d’activités dont parlait Arendt peuvent très bien fusionner : je peux travailler, oeuvrer et agir en même temps : certains peuvent avoir la chance de faire de leur loisir un métier et trouver une forme de travail qui ne se réduise pas à une simple participation au cycle éternel de la production de biens marchands destinés à être consommés : un écrivain engagé ayant de fortes convictions peut, par exemple, créer et agir politiquement par son écriture, créer et travailler tout en gagnant sa vie : pour lui la frontière du temps libre et du travail peut s’avérer parfois un peu plus floue dans la méditation ou la rêverie, la recherche de l’inspiration ou l’effort d’écrire. Baudelaire ne disait-il pas que « la paresse est féconde » ?
Cela nous rappelle aussi que le monde du loisir et du temps libre n’est pas totalement étranger à la logique de la consommation et donc à la logique marchande et publicitaire : le paradoxe ici est que la culture qui est normalement celle de la vie économique est en train de se diffuser plus ou moins silencieusement ou insidieusement dans la manière dont nous pratiquons nos loisirs. Il s’agit alors de montrer que le monde du temps libre, du « temps pour soi », du temps qui nous donne le droit de le tuer et de le dépenser en pure perte devient rare parce que nous cherchons au contraire, de plus en plus, à le rentabiliser, à en tirer "profit", à le faire fructifier en vue d’obtenir un gain : « Time is money » disait Benjamin Franklin en voulant nous dire par là que le temps qui n’était pas utilisé pour gagner de l’argent était un temps inutile : le loisir au contraire devrait nous rappeler que nous pouvons vouloir autre chose que de l’argent, du gain, de la performance. Mais aujourd’hui, non seulement les loisirs deviennent des marchandises qui coûtent chers et exigent donc d’avoir un certain pouvoir d’achat pour pouvoir se les offrir (ce qui implique le renforcement de la logique du travail) mais surtout la culture de l’effort et de la recherche du "profit" est en train d’envahir la manière même dont nous pratiquons nos loisirs ou notre temps libre : le jeu vidéo devient compétition entre joueurs, le sport devient course au résultat et lutte pour le score ; tout devient « dépassement de soi », discipline, réussite, voire ascétisme : même dans nos loisirs nous devons « réussir", ce qui correspond à une extension du domaine de la performance.
Les activités ludiques et divertissantes, ou simplement utiles ou relaxantes, peuvent aussi être proposées aux salariés des entreprises soit comme récompenses (séjours divers ou activités sportives et vacances) soit pour améliorer les services offerts pendant le temps de travail au nom du « bien-être au travail ». On se sert alors des éléments qui devraient appartenir à la sphère du temps libre pour fidéliser et inciter les salariés à travailler davantage (salle de sport ou babyfoot pas loin du bureau chez Google, service de restauration haut de gamme dans l'entreprise, etc.). Par ailleurs la frontière entre le temps de la vie privée et le temps de la vie professionnelle devient de plus en plus poreuse. Non seulement le télétravail brouille la limite entre vie privée et vie professionnelle mais, plus globalement, les nouvelles technologies, via les ordinateurs, les smartphones et les tablettes, vampirisent notre attention et changent la donne : ce qui doit être séparé, la sphère personnelle et familiale, se retrouve en fusion avec le monde du travail (y compris lorsque nous surfons sur internet et que nous travaillons ainsi sans le savoir pour les entreprises qui captent nos données). Au-delà de la seule question du présentisme et du droit à la déconnexion, on peut voir à quel point l’informatique peut faire insidieusement brouiller les frontières. Enfin, les entreprises n’hésitent plus aujourd’hui à diffuser leur cultures et leur idéologies, à transmettre une certaine vision du monde avec des valeurs et une manière de penser pour conditionner leurs salariés et rentrer ainsi dans ce qu’il y a de plus intime chez eux : leur conscience et leur identité. C’est ainsi que la sphère professionnelle se mélange avec la vie personnelle et qu’il n’est ainsi plus vraiment possible d’opposer, à l’heure du capitalisme avancé, strictement le temps de la vie libre et personnelle et le temps de l’entreprise.
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En conclusion, nous pourrions dire que si le loisir est la possibilité qui est donnée à chacun de se libérer de la vie économique et de la sphère du travail (de la vie productive), cette possibilité est de plus en plus fragilisée par la société de consommation, la publicité et la sphère numérique que nous voyons se développer : non seulement le temps libre est très souvent relié à la consommation et à des actes d’achats (le loisir devient « marchandise ») mais aussi parce les nouveaux outils technologiques vampirisent notre temps en captant notre attention et notre conscience en synchronisant nos désirs sur des objets consommables via la publicité ou la technologie : nous allons en masse regarder sur Netflix les mêmes films, au même moment, nous sommes tous captivés par les même réseaux sociaux ou nous achetons tous, les même produits vantés par la pub. L’enjeu de la séparation entre loisir et travail est donc de parvenir à nous dégager de ces emprises et de réussir à retrouver du temps pour soi, pour son bonheur, pour sa culture personnelle, une culture « non marchande » pourrait-on dire. La condition reste donc de pouvoir s’affranchir de la culture de masse et de la consommation de masse. Seule la culture et l’éducation peuvent nous permettent une telle libération individuelle.