Accueil > Articles > Est-ce par l'expérience de l'injustice que l'on découvre ce qui est juste? (corrigé de dissertation)
Publié le 16/10/2024 à 12:00 dans Corrigés de dissertations
Introduction
L’expérience que nous pouvons faire de l’injustice (le fait de subir une violence par exemple) provoque en nous de fortes émotions et de très vifs sentiments (indignation, colère, désir de vengeance…). Mais ces sentiments, qui peuvent alors s’emparer de la victime et des témoins, leurs permettent-ils de savoir vraiment ce qui est juste ou cela vient-i, au contraire, perturber leurs jugements ? Autrement dit, le caractère subjectif et singulier de l’épreuve de l’injustice s’oppose-t-il à la compréhension de la justice en tant que connaissance rationnelle (se voulant objective) ? Inversement, faut-il plutôt supposer que c’est d’abord parce que je fais l’expérience de l’injustice que j’accède à une meilleure compréhension de ce qui est juste ou injuste ? On pourrait, il est vrai, supposer que l’indignation et la souffrance ressenties par les victimes leur interdisent un regard impartial. Mais, d’un autre côté, comment une connaissance de ce qui est juste pourrait-elle se construire sans faire référence à l’expérience même de l’injustice, sans tenir compte d’abord de ce qu’éprouvent les victimes ? On peut donc se demander ce qui nous permet d’accéder à la connaissance du juste, quelle peut-être son origine (d’où viendrait cette connaissance ?) et quel serait son fondement (qu’est-ce qui rend ce savoir légitime ?). Dans une première partie, nous allons nous demander si les sentiments que peuvent éprouver les victimes ne les éloignent pas, paradoxalement, d’une compréhension rationnelle et véritable de ce qui est juste. En seconde partie, nous nous demanderons si cette connaissance n’est pas, au fond, déterminée par la culture à laquelle nous appartenons. Enfin, en troisième partie, nous nous demanderons si, malgré tout, s’il n’est pas tout de même possible de nous élever, au-delà de tout sentiment ou de tout relativisme culturel, à la compréhension rationnelle des principes de la justice qui seraient alors objectivement et universellement définissables.
I L’épreuve de l’injustice n’est pas nécessaire pour savoir ce qui est juste.
Nous pourrions partir de l’idée que le fait d’éprouver l’injustice ne suffit pas à savoir ce qu’est la justice. Le sentiment d’injustice est une émotion qui naît de la colère et de la souffrance, de l’indignation que l’on ressent lorsqu’on est lésé en tant que victime. Il y a là une dimension affective qui n’est pas vraiment neutre ni impartiale. Or, il est nécessaire de juger en toute impartialité, avec recul et sereinement (Cf. analyse du tableau de Poussin « Le jugement de Salomon » : les deux femmes sont bouleversées mais le juge se veut neutre et « au-dessus » de leurs émotions). De même, la fonction du juge au tribunal est de « prendre de la distance » et non de juger impulsivement à partir d’une émotion et par rapport à des affects immédiats (les faits divers provoquent parfois des émotions très fortes et produisent alors des réactions excessives). Le procès a donc pour fonction de faire surgir la justice mais par un débat serein et argumenté, par un examen des preuves et une procédure contradictoire, mais non en se basant sur le simple sentiment des victimes : l’émotion ne suffit pas pour juger.
Les émotions produites par l’injustice peuvent d’ailleurs nous éloigner d’un véritable savoir de ce qui est juste et nous plonger dans la confusion : on peut se sentir victime sans l’être vraiment ou inversement l’être mais sans vraiment le ressentir. Notre jugement en tant que victime est-il finalement fiable ? L’épreuve de l’injustice désigne l’expérience d’un tort subi par une victime : mais je peux aussi être le bénéficiaire d’un tort subi par un autre et en tirer profit. Le risque serait alors de ne pas ressentir ce profit comme une injustice (par exemple, je suis un employeur qui paie mal ses salariés : cela peut me paraître normal car cela m’arrange bien). Autrement dit, on peut avoir tendance à confondre ce qui est juste et ce qui va dans notre intérêt.
Enfin, le risque majeur de l’expérience de l’injustice est d’être poussé à la vengeance par la colère et de la confondre ainsi avec la justice (ex : le père d’un enfant tué devient lui-même le meurtrier de celui qu’il suppose être son assassin). A ce point de notre réflexion, nous pourrions dire que seule la connaissance du droit et le système judiciaire (le travail du juge et le procès) permettent de dire clairement ce qui, dans un pays, est la justice. Ce n’est pas « l’émotion » qui nous dit ce qu’est la justice mais d’abord la connaissance des lois positives (le code pénal par exemple).
Transition : peut-on alors dire que c’est seulement par la connaissance du droit positif que l’on peut définir ce qu’est la justice ? D’ailleurs, n’est-il pas possible, moralement parlant, de trouver une loi injuste ?
II Un savoir sur la justice semble avoir d’autres origines que l’épreuve de l’injustice ou la connaissance des lois.
Nous pourrions pourtant faire l’hypothèse qu’en chaque homme, d’une manière innée et intuitive (naturelle), il existe une conscience morale (une conscience du bien et du mal). Cette conscience pourrait alors être un véritable « tribunal » faisant entendre sa voix qui indique en notre for intérieur si notre action est juste ou injuste. Rousseau ne disait-il pas de la conscience qu’elle est « un instinct divin » et une « céleste voix » ? Mais cette hypothèse semble critiquable parce que tous les hommes sont loin d’être d’accord sur ce qui est juste ou non et la relativité des valeurs semblent contredire la thèse d’une idée de la justice qui serait naturellement donnée à tout homme.
Il serait sans doute plus vraisemblable de dire que le savoir de la justice se fonde simplement sur l’intériorisation culturelle de normes sociales et familiales, ce qui explique les différences de conception du juste. Le problème alors est qu’il ne s’agit donc plus d’un savoir de ce qu’est la justice en soi, en tant que valeur universelle, mais il est seulement question de conventions culturelles relatives et produites par une société, de normes variables selon telle ou telle civilisation (rien de plus normal que les supplices au moyen âge ou l’esclavage dans l’antiquité).
On pourrait donc imaginer qu’il n’existe pas en réalité de savoir de ce qui est juste objectivement parlant : chaque culture détermine à sa manière sa vision de la justice diversement. Pourtant, les cultures ne sont pas figées et les lois changent à tel point que nous pouvons voir aussi à l’œuvre certains progrès du droit. Les lois s’améliorent et les injustices se corrigent. Nous pouvons éprouver de la joie par le fait de vivre dans un pays plus juste qu’avant (plus libre et plus démocratique par exemple) ou de voir un peuple se défaire de ses injustices et de ses tyrans : les émotions relatives au juste et à l’injuste ne sont pas seulement négatives : elles peuvent aussi révéler un certain progrès vers plus de justice. Faut-il supposer que les sentiments que nous éprouvons alors sont-ils toujours de mauvais conseillers ?
Transition : Faut-il alors vraiment opposer ce qui est de l’ordre de la raison (une connaissance rationnelle du juste) et ce qui est de l’ordre de l’émotion (les sentiments provoqués par l’expérience de l’injustice) ?
III L’épreuve de l’injustice peut être un élément permettant d’accéder à un savoir du juste mais à condition d’être ensuite rationalisée par une démarche philosophique (théorique).
Nous avons vu, tout à l’heure, que l’épreuve de l’injustice est douloureuse et peut nous aveugler. Je découvre en moi des émotions fortes et déplaisantes lorsque je m’estime lésé. Mais ces émotions ne sont qu’un premier stade qui peut être dépassé : l’enfant qui aura une plus petite part de gâteau que ses frères et sœurs en sera indigné mais il pourra aussi prendre conscience du fait que l’égalité est un des principes essentiels de la justice (et il pourra alors passer de l’émotion à la raison). Autrement dit, les émotions sont aussi un premier moyen de découvrir ce qu’est la justice en tant qu’idée mais à condition de raisonner à partir d’elles et de nous élever à un effort de réflexion et de théorisation.
C’est pourquoi, à partir de l’expérience de l’injustice, il faut rentrer dans un processus de médiation et de discussion par lequel nous apprenons à dépasser nos sentiments pour clarifier nos idées sur ce qui est juste. Nous l’avons vu, c’est la fonction même du procès que de mettre de côté les passions pour produire cela. Mais c’est aussi l’effort de la discussion philosophique que de partir des émotions pour conduire ensuite l’esprit vers la connaissance, de partir du sentiment pour s’élever peu à peu vers les idées (c’est, par exemple, tout à fait la logique du texte de Platon, Criton, qui porte sur le thème de la justice).
Ainsi, au-delà de nos émotions, nous pourrions parvenir à construire une « théorie philosophique du juste ». Par exemple, le philosophe John Rawls, dans un livre célèbre, Théorie de la justice, nous propose une expérience de pensée nous permettant de définir ce qu’est la justice d’un point de vue qui se veut le plus objectif possible : il nous demande d’imaginer ce que pourraient penser des individus rationnels étant sur le point de passer ensemble un contrat social afin de vivre dans une même société mais placés dans une « position originelle » dans laquelle ils sont ignorants des rôles qu’ils devront jouer plus tard dans cette société (seront-ils riches ou pauvres ? Quels seront leurs talents, leurs professions ? Ils l’ignorent…). Bref, il s’agit, par cette fiction d’un « voile d’ignorance », d’imaginer quelles seront alors les règles sociales de justice fondamentales qu’ils voudraient voir s’appliquer dans cette société. John Rawls tente de montrer que chacun, craignant d’être placé dans une position sociale désavantageuse, voudrait forcément une société qui rend le sort des plus défavorisés le plus favorable possible. Dans une société la plus juste possible, il faudrait donc garantir au moins deux principes selon Rawls: un « principe d’égalité et de liberté » (chaque individu doit avoir un accès égal aux libertés les plus étendues compatibles avec la liberté des autres) ; et un « principe de différence » selon lequel les inégalités sociales et économiques doivent être acceptées mais de telle sorte que cela n’empêche pas une juste égalité des chances (les postes doivent être ouverts à tous) et que cela soit finalement préférable y compris pour les plus défavorisés eux-mêmes (par exemple la société doit mettre en place des systèmes d’aides et de compensation pour les plus démunis). Ces principes peuvent ici être considérés comme un savoir théorique de la justice qui doit ensuite se concrétiser dans les lois.
Conclusion :
Nous nous demandions donc si l’expérience de l’injustice était indispensable à la constitution d’un savoir du juste (se voulant rationnel et objectif). Il est donc apparu que cette expérience est un élément déclencheur qui ouvre à une interrogation mais si par « éprouver l’injustice » on entend vivre une émotion sans distance critique parce que l’on est soi-même une victime, alors une telle expérience ne suffit pas à nous dire ce qui est juste, pire même, elle risque de nous en éloigner. Ce n’est qu’à condition d’être relayée et interrogée par un raisonnement critique et philosophique de notre expérience que celle-ci pourra, au bout du compte, devenir un savoir et produire une théorie rationnelle du juste.