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LE CONCEPT D'ART : LE PROCES BRANCUSI CONTRE LES ETATS UNIS (1927).

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Publié le 02/07/2017 à 12:07 dans Compléments de réflexion

Qu'est-ce qu'une œuvre d’art ? Peut-on donner une définition à l'art?

1927. Le procès de Brancusi contre les Etats-Unis.

Une loi de 1922 le « tariff act » prévoyait aux Etats-Unis la libre importation des œuvres d’art : elles pouvaient passer la douane sans avoir à subir de taxes. Or, en 1927 la douane américaine examina un objet étrange appartenant à un artiste nommé Brancusi : l’objet du litige était une pièce de métal jaune dont l’identification laissait les autorités américaines perplexes. De forme mince et fuselée, mesurant 1,35 m de haut et polie comme un miroir sur toute sa surface, elle ressemblait à un objet manufacturé (artisanal ou industriel). L’artiste Brancusi prétendit qu’il s’agissait en réalité d’une oeuvre d’art intitulé «The bird». Les douaniers ne furent pas de cet avis et lui demandèrent alors de payer une taxe au motif que cet objet ne ressemblait pas à une sculpture (nous sommes au début du siècle, au commencement de l’art moderne et à cette époque on pensait qu'une sculpture devait être figurative et basée sur l’imitation ou la reproduction plus ou moins fidèle d’une réalité quelconque;  ce qui n’était pas le cas de « The bird »). 

En octobre 1927 s’ouvrit alors à New York un procès opposant le sculpteur Brancusi à l’État américain. Il s’agissait pour le plaignant de prouver que cette sculpture, qui venait d’être lourdement taxée à l’importation par les douanes américaines en tant qu’objet ordinaire, était bel et bien une œuvre d’art et comme telle, exonérée de droits de douanes .. (elle fut taxée à 40 pour cent de sa valeur aux termes de l’article 399 relatif à l’importation d’objets manufacturés). La question que pose donc ce procès est de savoir si l’objet est une oeuvre d’art ou un objet manufacturé. Autrement dit, le juge devait examiner lors de ce procès la question de savoir selon quels critères on peut ou non estimer qu’une chose est une œuvre d’art… (et trancher ainsi une question philosophique fort complexe !).

On peut consulter alors les réponses données par la cour américaine en 1927 à la question de savoir si cet objet est ou non une œuvre d’art (la totalité du procès, dont les retranscriptions sont disponibles en ligne, est passionnant à étudier : pour une analyse précise du procès voir : http://www.reds.msh-paris.fr/publications/revue/pdf/ds34/ds034-09.pdf).

Le premier témoin cité à la barre est Edward Steichen, photographe américain (1879-1973).

Premier argument, Steichen a vu l’oeuvre « se faire » (p. 15).

« J’ai vu cela au cours du processus de fabrication. En fait, je l’ai vu se faire. La première ébauche a été taillée dans du marbre. A partir de ce marbre, il a été réalisé un moule en plâtre et à partir du moule un bronze a été coulé. Lorsque le bronze est sorti de la fonderie, il ne présentait qu’une très vague ressemblance avec cette chose, et c’est alors qu’avec des limes et des ciseaux M. Brancusi a taillé et travaillé cette pièce en bronze ».

-question du juge Waite : « et c’est l’artiste qui a fait cela? »

  • réponse : « oui l’artiste en personne. Ce sont là les étapes par lesquelles est passé cet objet ».

(L’idée ici est de définir l’art par son mode d’exécution et de démontrer que cet objet est unique et original (authentique), et qu’il n’est pas le résultat d’une fabrication en série mais qu’il suppose l’intervention de l’artiste. Ainsi la présence de la personne même de l’artiste dans le processus de fabrication de l’œuvre d’art est donc pensée comme constitutive de son identité même).

Deuxième argument, la réputation de Brancusi, reconnu par ses pairs (p.16) :

-Le juge : « avez-vous vu ces expositions? »

  • réponse : « oui, j’ai vu ses expositions, à Paris et à Londres, aussi bien que l’exposition ici à New York. Il est considéré comme l’un des tenants les plus célèbres de l’école d’art la plus moderne ».

(Ici c’est l’argument de la réputation et de la reconnaissance de l’artiste qui est évoqué : une œuvre d’art pourrait être reconnue comme art parce qu’elle serait l’œuvre d’un artiste estimé : pour établir la nature artistique d’un objet — c’est-à-dire son identité d’œuvre d’art- il faudrait d’abord en passer par la question de l’identité de la personne, en établissant que son créateur est bien d’abord reconnu comme un artiste).

Troisième argument, la ressemblance (p. 17) :

-question du juge Waite : « comment appelez-vous ceci? »

-réponse : j’utilise le même terme que le sculpteur : « oiseau », (bird).

-le juge : qu’est-ce qui vous fait l’appeler « oiseau » ? Ressemble-t-il à un oiseau pour vous?

R : Il ne ressemble pas à un oiseau mais je le ressens comme oiseau et il est défini par l’artiste comme un oiseau.

Q : Le seul fait qu’il l’ait appelé « oiseau » en fait un oiseau pour vous?

R : oui, votre Honneur.

Q : Si vous l’aperceviez sans la rue, vous ne songeriez pas à l’appeler « oiseau » n’est-ce pas?

-question du juge Young : Si vous le voyiez dans une forêt, vous n’en prendriez pas une photo n’est-ce pas? 

R : Non, votre Honneur ».

(Le second problème est ici celui de la ressemblance avec une réalité : l’objet ne représente pas ce qu’il est sensé figurer. Or, il était classiquement admis qu’une œuvre d’art devait  représenter quelque chose. Cet argument de la ressemblance repose sur la conception traditionnelle de l’art comme « mimesis » où la nature artistique de l’objet dépend de l’habileté de l’artiste à représenter, à figurer un objet du monde de façon identifiable : art = figuration ou imitation).Le problème ici est que la sculpture justement ne représente rien.Nous sommes au début de l’art non figuratif.

Quatrième argument l’utilité  qui le classerait dans les objets non artistiques (p 18) :

Q : Voyez-vous une quelconque fonction utilitaire à cet objet?

R : aucune.

Q : Lui voyez-vous ne serait-ce qu’un seul usage ou une quelconque finalité?

R : Non aucun.

Q : En fait, vous ne concevez pas qu’il puisse ressortit à l’article 399 ?

(…)

Q : Titre mis à part, dites-nous si ceci est une oeuvre d’art et obéit à un principe esthétique sous-jacent, indépendamment du titre.

R : oui.

Q : veuillez expliciter votre réponse, je vous prie.

R : D’un point de vue technique, tout d’abord, elle a une forme et une apparence ; c’est un objet en trois dimensions créé par un artiste, ses proportions sont harmonieuses, ce qui me procure une émotion esthétique, le sentiment d’une grande beauté. Cet objet possède cette qualité. C’est pourquoi je l’ai acheté. M. Brancusi, de mon point de vue, a tenté d’exprimer quelque chose de beau. Cet oiseau me donne la sensation d’un vol rapide. A l’origine, il n’était pas ce qu’il est aujourd’hui. Pendant vingt ans, l’artiste a travaillé à cette chose, la modifiant, l’épurant, pour arriver à cet état où les lignes et les formes sont l’expression d’un oiseau, les lignes suggérant son essor vers le ciel.

Ici se trouve formulé l’argument de la beauté : une œuvre ne pourrait être considérée comme œuvre que si elle se donne pour finalité de rechercher la beauté, de viser un idéal esthétique et non d’être utilitaire. La question implicitement posée est de savoir si une œuvre d’art doit forcément être belle pour être considérée comme une œuvre d’art.

La suite des échanges portent parfois non plus sur la question de l’objet mais plutôt sur la question de l’artiste : comment peut-on reconnaître un artiste ? Qu peut en décider ? etc. Par exemple ici la défense va essayer de discréditer les témoins en disant qu’ils ne sont pas qualifiés pour en juger :

Cinquième argument, la formation artistique (p.19). Ici il est question de Steichen, mais cela pourrait être étendu à tout autre artiste, à Brancusi :

Q : Détenez-vous un certificat vous reconnaissant la qualité d’artiste ?

R : Je n’ai jamais entendu parler de cela.

Q : Vous n’avez jamais entendu dire qu’on puisse obtenir un diplôme dans une école ? R : Cela n’existe pas dans cette Académie. Je ne crois pas qu’un tel certificat existe. Q : Vous n’en avez jamais entendu parler?

R : Non

La suite de l’interrogatoire va permettre aux plaignants de mettre en évidence l’indétermination, le flou, dans la définition de l’art auquel conduit le débat. Un peu à son corps défendant, un des témoins de la défense va s’engager sur ce terrain : « Comment définissez-vous l’art ? — Je ne définis pas l’art. — Vous voulez dire que l’art est indéfinissable ? […] Avez-vous jamais pensé à une définition de l’art ? ». A ces questions, le débat montre qu’il n’y a pas de concept précis de l’art. Les avocats de Brancusi insistent alors à la fin du procès : « La question de l’esthétique n’a cessé d’être débattue depuis que l’homme a atteint le stade culturel. La controverse a toujours fait rage et a été alimentée par quelques-uns des esprits les plus éminents du monde. Articles, livres, traités et théories philosophiques ont été écrits, proposés et divulgués sans parvenir à un résultat définitif. La controverse se poursuit et se poursuivra aussi longtemps que les hommes n’éprouveront pas tous la même émotion face aux mêmes objets. Cette question a agité les esprits des plus grands penseurs depuis l’avènement de la culture : Platon, Socrate, Kant, Schopenhauer, Lessing, Knobbs, Emerson, James, Ruskin l’ont abordée et ont tenté de l’expliquer, de la rationaliser, de la cerner, mais aucun d’eux n’a pu y apporter une solution définitive ».

Le 26 novembre 1928, le juge rend son verdict. Après avoir admis que certaines définitions de l’art toujours en vigueur sont en fait périmées, il reconnaît qu’ « une école d’art dite moderne s ‘est développée dont les tenants tentent de représenter des idées abstraites plutôt que d’imiter des objets naturels. Que nous soyons ou non en sympathie avec ces idées d’avant-garde et les écoles qui les incarnent, nous estimons que leur existence comme leur influence sur le monde de l’art sont des faits que les tribunaux reconnaissent et doivent prendre en compte. » En fonction de ces nouveaux critères, la Cour a jugé que l’objet était beau, que sa seule fonction était esthétique, que son auteur, selon les témoignages, était un sculpteur professionnel, et qu’en conséquence, il avait droit à l’admission en franchise.

Le lendemain des photographies de la sculpture paraissaient dans la presse, légendées : « C’est un oiseau ! ».

 

Article écrit par Éric Chevet