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DOUTE ET LIBERTE CHEZ DESCARTES (en complément du cours sur la liberté).

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Publié le 26/09/2010 à 16:07 dans Compléments de réflexion

(René Descartes, 1596 – 1650)

Descartes, à travers sa philosophie, ne pose pas la question de l'existence de la liberté, au sens d'un problème théorique, dont il faudrait débattre pour avoir à le trancher par une démonstration. Pour lui, la liberté est d’abord une évidence, un fait, une expérience, qui se révèle d’elle-même, et toute démarche de l’esprit, toute pensée humaine, présuppose déjà la liberté. Ainsi la question de savoir si nous sommes libres est évacuée car, pour Descartes, la liberté est un fait attesté par l’activité de l’esprit même qui est capable de mettre en doute toute chose. De là, la phrase célèbre des Principes de la philosophie :

"Que la liberté de notre volonté se connaît sans preuve par la seule expérience que nous en avons. Au reste, il est si évident que nous avons une volonté libre, qui peut donner son consentement ou ne le pas donner quand bon lui semble, que cela peut être compté pour une de nos plus communes notions ». Descartes. Les principes de la philosophie I § 39.

De même que certains voulaient prouver le mouvement en marchant, Descartes nous invite à prouver la liberté en pensant : le fait que nous puissions réfléchir, conduire notre pensée, est déjà un révélateur de notre liberté. Il y a donc une immanence  (présence) radicale de la liberté dans le sujet. C’est d’ailleurs pour chacun d’entre nous une « notion » simple, une notion « commune », c’est-à-dire une connaissance. Comment cette connaissance est-elle possible ? Comment la liberté se manifeste chez l’homme ?

Elle se montre d’abord comme liberté de l’esprit qui, se tournant vers lui-même à travers l’expérience du doute, ne peut pas ne pas voir qu’il est libre de douter. La liberté, en un premier sens, n’est rien d’autre que le mouvement de l’esprit par lui-même. La liberté n’est pas seulement un sentiment interne, une sensation intime, c’est le mode par lequel mon esprit se met en marche. La première forme de liberté est donc la liberté de l’esprit, sans laquelle l’homme ne serait pas libre. Bien sûr, la liberté implique aussi un rapport à l’adversité des choses, elle est aussi la liberté de l’homme en tant que corps, en tant que sujet vivant dans une société (liberté externe, liberté de comportement qui implique un mouvement dans l’espace-temps) mais avant toute chose, l’homme découvre sa liberté comme une évidence par l’expérience de sa propre pensée. La liberté se découvre donc simplement avant tout sous la forme concrète du travail intellectuel. Ce n’est donc pas tant dans le sentir, dans la sensation (« je me sens libre »), que la liberté se révèle, mais dans l’expérience même de notre vie consciente (dans l'expérience volontaire de la pensée).

La liberté peut donc se révéler par la possibilité d’une pensée qui recherche la vérité (et non pas seulement par l'expérience d'une volonté qui lutte contre ses passions) : je peux douter, nier, affirmer, m’interroger… Cela conduit déjà à une forme de certitude s’agissant de notre propre liberté.  Encore une fois, l’esprit se tournant vers lui-même ne peut pas ne pas voir qu’il est libre, par le fait de douter, puisqu’il décide lui-même de suspendre son jugement, de nier les croyances, de faire la démarche volontaire de mettre tout en question. La liberté en acte de l’esprit peut donc être attestée par la recherche de la vérité par ses propres forces : l’expérience du doute méthodique du Discours de la méthode ou des Méditations métaphysiques révèle cette liberté en marche qui s’expérimente sous sa forme concrète comme travail intellectuel. La liberté est donc déjà là, avant même qu’on y pense, elle est « préréflexive » d’une certaine façon, et correspond à une présence active de l’esprit.

Le doute atteste d’une « faculté positive » que Descartes nomme le libre-arbitre (ou liberté d'indifférence):

« Pour le libre arbitre, je suis entièrement d'accord avec le Révèrent Père. Et pour expliquer encore plus nettement mon opinion, je désire, premièrement, que l'on remarque que l'Indifférence me semble signifier proprement cet état dans lequel la volonté se trouve lors qu'elle n'est point portée, par la connaissance de ce qui est vrai ou de ce qui est bon à suivre un parti plutôt que l'autre ; et c'est en ce sens que je l'ai prise lorsque j'ai dit que le plus bas degré de la liberté consistait à se pouvoir déterminer aux choses auxquelles nous sommes tout à fait indifférents. Mais peut-être que, par ce mot d'Indifférence, il y en a d'autres qui entendent cette faculté positive que nous avons de nous déterminer à l'un ou à l'autre des deux contraires, c'est-à-dire à poursuivre ou à fuir, à affirmer ou à nier un même chose. Sur quoi j'ai à dire que je n'ai jamais nié que cette faculté positive se trouvât en la volonté ; tant s'en faut, j'estime qu'elle s'y rencontre, non seulement toutes les fois qu'elle se détermine à ces fortes actions, où elle n'est point emportée par le poids d'aucune raison vers un côté plutôt que vers un autre ; mais même qu'elle se trouve mêlée dans toutes les autres actions en sorte qu'elle ne se détermine jamais qu'elle ne la mette en usage ; jusque là que, lors même qu'une raison fort évidente nous porte à une chose, quoique moralement parlant, il soit difficile que nous puissions faire le contraire, parlant néanmoins absolument, nous le pouvons ; car il nous est toujours libre de nous empêcher de poursuivre un bien qui nous est clairement connu, ou d'admettre une vérité évidente, pourvu seulement que nous pensions que c'est un bien de témoigner par là la liberté de notre franc-arbitre.[…]

Car la grandeur de la liberté consiste, ou dans la grande facilité que l'on a à se déterminer, ou dans le grand usage de cette puissance positive que nous avons de suivre le pire, encore que nous connaissions le meilleur ».

Lettre de Descartes à Mersenne du 27 mai 1641.

L’homme peut donc faire l’expérience du libre-arbitre qui lui donne un pouvoir décisionnaire (la liberté est plus un pouvoir qu’une perfection), le pouvoir de décider et de faire des choix, de donner son assentiment, c’est-à-dire de faire des actes instantanés, le pouvoir de juger sous un mode binaire (dire oui ou non, accepter ou refuser). La liberté est donc interne tout d’abord mais aussi ensuite externe (liberté de l’homme) puisqu’elle autorise et implique une conduite dans le monde  (un mouvement dans l’espace-temps) : ce qui importe ici c’est la possibilité de se conduire de telle ou telle façon, et cette seconde forme de la liberté est, quant à elle, toujours menacée par l’adversité, puisqu’elle s’expose à des difficultés qu’implique l’existence du corps, l’existence d’un monde extérieur et ses évènements (la fortune contre laquelle, après avoir fait de son mieux pour la changer, il faudra bien à un moment donné apprendre à se résigner. si nous sommes face à elle impuissants, il faudra bien "changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde"). Ici, l’homme a affaire à lui-même comme à quelque chose qui menace sa liberté mais les deux formes de liberté sont inséparables : la liberté de l’homme (dans le monde) ne pourrait exister si l’esprit d’abord n’était pas libre. Donc le libre arbitre est une qualité principale de l’homme qui porte en cela une certaine forme de ressemblance à Dieu (la volonté n'a pas de limite selon Descartes donc c'est elle et non notre entendement (toujours limité) qui me fait ressembler à Dieu) plutôt que la raison. Disons que la liberté interne n’est pas tant ce qui se détermine par des actes mais d’abord par une décision, une résolution, née de la volonté. Ce qui menace alors la liberté interne ce serait en ce sens la défaillance de la volonté  (absence de constance et de détermination qui s’oppose à ce que Descartes appelle « la générosité » dans Les Passions de l'âme). On voit ici que la liberté comme évidence n’est donc pas tant un problème théorique qu’un problème pratique, celui de la persévérance. En ce sens la liberté est une vérité qui se passe de démonstration et de preuve, et la volonté de la démontrer pourrait même la dénaturer. La question de la liberté se pose plutôt chez Descartes de manière omniprésente, en fonction du sujet abordé. Si être libre c’est être toujours en relation à autre chose que soi, le problème de la liberté se trouve aussi bien posé dans la question du rapport de l’esprit à sa volonté de savoir, que dans le rapport de l’homme à son corps et à ses propres passions, ou bien encore dans la relation de l’homme à Dieu. C’est donc un sujet transversal qui apparaît quand Descartes pose la question de l’existence de dieu, qu’il pense les passions, ou la quête de la vérité.

Le projet de Descartes c’est le projet d’une science universelle (« mathésis universalis »). Mais cette quête du savoir n’est pas la quête de l’érudition au sens où l’esprit devrait recevoir des connaissances qui sont déjà là. La science pour Descartes, doit être engendré par l’esprit lui-même, non pas au sens où l’esprit, par vanité, se penserait autosuffisant, mais au sens où la condition de la science est l’initiative du sujet lui-même dans sa quête de savoir et non la simple reprise de traditions ou d’opinions déjà constituées. Il ne faut pas s’appuyer sur les autres pour chercher la vérité mais il convient se se débarrasser de toute opinion, de se délivrer l’esprit à titre méthodologique quitte à se les réapproprier ensuite à partir d'un point de départ certain et indubitable (le cogito). L’esprit cartésien ne souhaite se laisser précéder par rien selon une démarche fondationaliste. C’est là justement le signe même de la liberté humaine. La démarche de Descartes dans sa recherche de la  vérité n’est pas de retrouver un savoir déjà là (par réminiscence comme chez Platon par exemple) mais de produire soi-même un savoir. La connaissance ne repose donc pas sur un héritage historique (opposition entre le modèle mathématique et modèle historique de la vérité) mais sur une mise à plat de ses croyances (le doute). Et donc philosopher ce n’est pas apprendre les raisonnements de tous les philosophes avant nous, mais c’est apprendre à raisonner par soi-même  (la philosophie n’est pas l’histoire des idées ). Le projet de la science est donc le projet d’une autonomie parce que je ne peux tenir pour certain que ce que j’ai démontré moi-même. La certitude ne peut venir que de l’autonomie de la pensée (le doute en tant qu'il est provisoire nous libére au final de l'ignorance mais il commence par la décision d'être ignorant (annulation des préjugés). En ce sens on voit bien que la recherche de la vérité est déjà en soi une manifestation de la liberté de l’esprit qui s’affirme à travers une méthode : le doute est à la fois provisoire et méthodique chez Descartes, il sert de point de départ mais doit nous conduire au final à la connaissance. Il est une forme d'ignorance provoquée qui conduit à une connaissance, ce qui oppose radicalement la philosophie de Descartes à toute forme de scepticisme qui grosso modo fait du doute un point de départ autant qu'un point d'arrivée.

La liberté est donc bien manifestée par le doute, elle est donnée par cet exercice de la pensée qui révèle la liberté de l’esprit. Même si le doute ne me permet pas encore (immédiatement) d’accéder à la vraisemblance, au moins le doute, expérience singulière qui n’est pas transitive (je ne peux pas douter à la place des autres) met-il en marche l’esprit dans son travail de questionnement. et révèle déjà une certains forme de connaissance, c'est-à-dire la connaissance de sa propore liberté. On pourrait dire en ce sens qu'il y a déjà une forme de connaissance possible dans l'acte de douter. Voilà pourquoi la liberté se connaît « sans preuve» : nous doutons donc nous sommes libres et la liberté se connaît pas elle-même comme expérience et non pas par argumentation ou démonstration. D’une certaine façon c’est une connaissance donnée sans preuve ou même une expérience où les preuves rendraient les choses plus confuses. La liberté est, comme une évidence, sa propre justification et il est donc inutile d’argumenter : c’est plus l’objet d’une pratique que l’objet d’une théorie, qui repose sur une intuition. La volonté en ce sens est plutôt ce que nous ressentons, ce qu’on expérimente, et cela nous dispense d’une démonstration de la liberté. Si la volonté existe, elle est libre, par définition. C’est en suspendant son jugement (en m’abstenant volontairement de juger) que l’homme peut le ressentir, par cette possibilité de retrait qui n’est inféodé à rien d’autre qu’à soi (même pas à l’entendement). La liberté s’éprouve et ne se prouve pas pourrions nous dire et le doute est l’indépendance d’esprit qui atteste du libre arbitre comme puissance d’affirmer ou de ne pas affirmer, de nier ou de ne pas nier (puissance de choisir entre des contraires). Il s’agit bien là d’une certaine forme de liberté d’indifférence par laquelle l’homme ne choisit pas, ne détermine rien, se retient. Cette forme première de la liberté est peut-être ce que Descartes nomme « un degré inférieur de la liberté », mais il s’agit d’une force positive par laquelle l’esprit affirme son autonomie face à la raison (ou la propension à vouloir juger). Cette indifférence (vécue comme une ignorance) propre au doute est encore l’expérience d’une liberté d’indifférence qui n’est pas éclairée par la raison, mais elle n’est pas non plus le contraire de la liberté, seulement son degré le plus bas, ce qui veut dire qu'elle est encore l’expression de son usage.  Donc l’expérience du doute est l’attestation de l’existence de la liberté. Il est donc inutile de vouloir la démontrer et il serait absurde de vouloir une preuve de ce dont nous avons l’attestation par l’expérience. Il y a donc là deux formes de certitudes chez Descartes, une certitude née de la démonstration (comme en mathématique) et une certitude subjective née du rapport de la volonté à elle-même.

Article écrit par Éric Chevet