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Explication d'un texte de Sartre, extrait de Cahiers pour une morale, par Marine Macquet (Tes, 2011-devoir sur table)

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Publié le 10/07/2011 à 12:38 dans Bonnes copies d'élèves

« Me voilà tuberculeux par exemple. Ici apparaît la malédiction. Cette maladie qui m’infecte, m’affaiblit, me change, limite brusquement mes possibilités et mes horizons. J’étais acteur ou sportif, je ne puis plus l’être. Ainsi, négativement, je suis déchargé de toute responsabilité touchant ces possibilités que le cours du monde vient de m’ôter . C’est ce que le langage populaire nomme être diminué […] J’étais un bouquet de possibilité, on ôte quelques fleurs, le bouquet reste dans le vase, diminué, réduit à quelques éléments. Mais en réalité il n’en est rien. Cette image est mécanique. La situation nouvelle quoique venue du dehors doit être vécue c’est-à-dire assumée dans un dépassement. Il est vrai de dire qu’on m’ôte des possibilités mais il est vrai aussi que j’y renonce ou que je m’y cramponne ou que je ne veux pas voir qu’elles me sont ôtées ou que je me soumets à un régime systématique pour les reconquérir. En un mot ces possibilités ne sont donc pas supprimées mais remplacées par un choix d’attitudes possibles envers la disparition de ces possibilités. Et d’autre part, surgissent avec mon état nouveau des possibilités nouvelles possibilités à l’égard de ma maladie (être bon ou mauvais malade). […] Autrement dit la maladie est une condition à l’intérieur de laquelle l’homme est à nouveau libre et sans excuses. Il a à prendre la responsabilité de sa maladie. Reste qu’il n’a pas voulu cette maladie et qu’il doit à présent la vouloir. Ce qui n’est pas de lui, c’est la brusque suppression des possibilités. Ce qui est de lui, c’est l’invention immédiate d’un projet nouveau à travers cette suppression […] Ainsi ma liberté est condamnation parce que je ne suis pas libre d’être ou de n’être pas malade et la maladie me vient de dehors, elle n’est pas de moi, elle n’est pas ma faute. Mais comme je suis libre, je suis contraint par ma  liberté, de la faire mienne, de la faire mon horizon, ma perspective, ma moralité… Je suis perpétuellement condamné à vouloir ce que je n’ai pas voulu, à ne plus vouloir ce que j’ai voulu, à me reconstruire dans l’unité d’une vie en présence de destructions que m’inflige l’extérieur. Ainsi suis-je sans repos : toujours transformé, miné, laminé, ruiné du dehors et toujours libre, toujours obligé de reprendre à mon compte ce dont je ne suis pas responsable. Totalement déterminé et totalement libre. Obligé d’assumer ce déterminisme pour poser au-delà les buts de ma  liberté, de faire de ce déterminisme un engagement de plus ».

Jean-Paul Sartre, Cahiers pour une morale (1947-1948).   

 

Le texte est un extrait de Cahiers pour une morale, ouvrage écrit par J.P. Sartre entre 1947 et 1948. L’auteur s’interroge sur la liberté dans une situation de maladie, situation que l’on assimile souvent à un retrait de la liberté, la liberté pouvant être définie comme une autonomie qui résulte de choix qui ne sont pas imposés par des forces extérieures à notre volonté. Alors comment rester libres alors que nous sommes malades ? Sartre pense que la maladie est uniquement une forme différente de la vie, qui  s’impose à nous, qui nous impose d’avoir à faire des choix différents, mais qui ne supprime pas pour autant notre liberté.

En fait la liberté s’exerce à travers nos décisions, qui sont contraintes par une situation imposée par le déterminisme et les influences qui pèsent sur nous. Les choix des hommes restent donc libres mais sous la pression de déterminismes qui permettent néanmoins à l’homme de se rendre compte de sa liberté. Il est vrai que l’homme est déterminé, mais comment connaître le degré de déterminisme qui pèse sur lui ? La liberté est-elle accentuée ou détériorée par un fort déterminisme ? Ce déterminisme peut venir de l’éducation ou d’une part de hasard dans notre vie, qui fait que des situations imprévues s’imposent à nous. Mais peut-on être libre sans conditions ? Peut-on exercer sa liberté sans faire l’expérience en même temps de certaines contraintes ?

Nous allons donc nous demander, suite à l’étude de ce texte en quoi la liberté peut s’effectuer en dehors de situations de fort déterminisme. Mais nous verrons aussi que le déterminisme paraît être essentiel à notre liberté bien qu’il ne soit pas forcément ressenti par celui qui l’exerce.

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Sartre mène un raisonnement progressif pour démontrer que la liberté s’exerce malgré l’existence dans nos vies du déterminisme. D’abord il émet l’hypothèse selon laquelle la maladie est une entrave à la liberté (l. 1 à 5) en posant le contexte dès la première phrase, en s’imaginant tuberculeux. Il donne alors un aspect négatif à la maladie par énumération (puisque qu’elle « m’infecte, m’affaiblit, me change ») et, de plus, cette maladie vient limiter ses possibilités qui correspondent à son champ de décisions et d’actions qui manifeste sa liberté. Ainsi la maladie est passage de l’état de normalité à un bouleversement qui semble « nous diminuer » (l.4) si l’on suit le langage populaire. Cela devient donc une condamnation (l.16) qui fait que je ne suis plus libre. Ce manque de liberté est vécu alors comme une frustration car le malade n’est pas responsable de sa maladie, ce n’est pas « de sa faute », alors qu’elle lui enlève pourtant des possibilités. Sartre traduit donc là une sorte d’opinion générale en utilisant une vision populaire : la maladie supprime la liberté par toutes les contraintes qu’elle apporte, toutes les possibilités qu’elle supprime dans le choix des loisirs, de l’alimentation ; ou même des vêtements (comme pour la drépanocytose qui condamne les vêtements serrés).

 

Cependant, pour Sartre, cette « malédiction » n’est qu’en apparence une perte de liberté, contrairement à ce que laisse entendre la croyance populaire. Il se positionne dès la ligne 6 dans un contexte de réalité pour poursuivre sa démonstration et souhaite réfuter cette opinion commune. La maladie certes est une situation nouvelle venue du dehors, c’est-à-dire qu’elle relève d’un déterminisme face auquel le malade réagit différemment à propos des possibilités qu’il se voit retirées. Il est contraint d’y renoncer et peut se sentir dépourvu, mais il peut aussi bien s’y cramponner ou même encore refuser de voir la réalité en face, ce qui peut être source de problème psychologiques puisque son esprit n’est plus en accord avec la réalité. S’il a perdu des possibilités, il peut encore tenter de les reconquérir, ce qui peut évidemment être difficile. Ainsi, pour Sartre, le malade qui fait l’expérience de la maladie prend conscience de sa situation et fait toujours des suites de choix : il remplace des possibilités anciennes par de nouvelles. La maladie vécue comme une privation fait donc paradoxalement surgir des « possibilités nouvelles » (l. 11) qui nécessitent pour l’homme de faire de nouveaux choix donc qui nécessitent de trouver une nouvelle forme de liberté dans la maladie (à travers ou malgré elle). La maladie n’est qu’une « condition » (l.12) dans laquelle nous trouvons une nouvelle liberté par des choix différents. Rien ne se trouve imposé à l’homme si ce n’est la maladie, car celle-ci n’est pas un choix en elle-même. Elle est seulement un cadre dans lequel l’homme peut à nouveau pratiquer sa liberté. Pour exercer sa liberté, il faut avant tout prendre la responsabilité de la maladie, c’est-à-dire qu’il est possible de l’accepter et d’accepter qu’elle fasse partie de nous parce que surgissent à travers elle des possibilités nouvelles. Si la liberté de l’homme est de se fixer des projets, par des choix, il faut donc simplement mettre en place de nouveaux projets et les assumer sachant qu’ils n’auraient peut-être pas été possibles en dehors du contexte de la maladie.

 

Ces bases de réflexion étant posées, Sartre va réellement exposer sa thèse à la fin de son texte : sa réflexion est inductive. Il va s’interroger sur les relations entre liberté et déterminisme et montrer que la liberté implique toujours des contraintes ou des limites. Pour Sartre, en effet, être libre, c’est être contraint par sa liberté : même si l’on voudrait parfois autre chose que ce qui nous arrive, on est obligé d’assumer ce qui nous est imposé c’est-à-dire le déterminisme. La liberté a en ce sens quelque chose de très personnel puisqu’elle dépend d’une situation qui peut varier selon chaque homme : chaque homme a donc sa propre liberté et il serait inutile de définir des critères de liberté communs à tous si ce n’est qu’elle découle de la possibilité que nous avons de nous adapter à chaque situation et du fait que nous avons à faire des choix pour se donner des possibilités propres à chaque situation. Le plus frappant dans le texte est l’idée que l’homme se retrouve alors « totalement déterminé et totalement libre », oxymore qui traduit le paradoxe de la liberté. Puisque la liberté consiste à faire des choix, on s'y retrouve en même temps confronté sans cesse à des situations déterminées qui s’imposent à nous, ce qui nous oblige à faire des choix. En outre, la liberté s’exerce dans un cadre de contraintes qui est sans cesse remodelé selon ce qui s’impose à nous : il faut savoir s’approprier ces déterminismes qui vont rediriger nos possibilités (« mon horizon, ma perspective, ma moralité) desquelles découlent cette liberté si personnelle, et même parfois douloureuse puisqu’elle est un exercice constant. Nous sommes toujours transformés, minés, laminés, ruinés » (l. 22) par la vie et toujours libres, ce qui suppose que sans cesse nous devons faire des choix qui sont propres à notre situation. D’après Sartre l’homme est donc condamné à être libre et il ressent sa liberté par la pression des déterminismes qu’il sent s’exercer sur lui.

 

Le déterminisme est nécessaire à l’homme pour qu’il se rendre compte de sa liberté. Il concrétise la liberté comme les forces d’Archimède se ressentent à travers leur confrontation.  Dans le cas de très fortes contraintes, la liberté s’exerce donc toujours mais différemment. Et peut être est-elle vécue d’autant plus fortement que la contrainte est forte justement. Ainsi Sartre déclarait pour imagier ce rapport croissant que « l’on a jamais été aussi libres que sous l’occupation ». En effet, cette période étant très contraignante par des règles strictes et des oppositions de valeurs, les hommes devaient sans cesse faire des choix pour poursuivre le but qu’ils s’étaient fixés (survivre, résister) et ressentaient de fait plus fortement leur liberté par des choix constants et des engagements. Ainsi il est possible de que le terme de liberté leur venait plus souvent à l’esprit qu’en période de paix où l’on ne ressent pas forcément autant de contraintes. Néanmoins, la liberté est plus importante quand les contraintes sont moins fortes puisque les choix sont plus nombreux. C’est ce qu’on peut observer dans le cas des déterminismes habituels qui résultent de deux choses. D’abord de l’éducation puisque celle-ci conditionne le fait que l’on intègre des normes et des valeurs qui règlent notre comportement (Durkheim prétendait par exemple que « lorsque la conscience parle c’est la société qui parle en nous », la conscience étant le fait que l’on peut penser. Freud également démontre que la société nous influence en nous faisant intérioriser des valeurs et que, de ce fait, notre comportement est le fruit de notre éducation. Nos choix se trouvent ainsi réduits par notre appartenance sociale : on prend en compte notre rapport aux autres dans nos rapports au monde selon la façon dont ils nous ont été donnés. Il paraît cependant difficile de juger le degré de déterminisme que nous impose l’éducation.

 

L’autre facteur de déterminisme  serait la part de hasard dans la vie ou du moins ce qui s’impose à nous sans que nous le voulions de manière imprévue et inopinée. Il peut s’agir de rencontres, d’une maladie, d’une catastrophe naturelle, qui vont bouleverser nos choix, nos possibilités c’est-à-dire notre liberté. Toutes ces formes de déterminismes qui influencent notre liberté se trouvent dans des situations découlant de déterminismes qui surviennent  dans nos vies.  

Mais peut-on être libre et ressentir notre liberté sans en même temps faire l’expérience du déterminisme ? Lorsqu’on ne ressent pas la pression du déterminisme on est sans doute libre mais finalement on ne peut pas le savoir car nous avons besoin de ressentir la confrontation entre les déterminismes et nos décisions pour ressentir notre liberté. Par exemple, nous savons qu’il serait absurde de se mettre à crier sans raison dans la rue (on passerait pour fous et notre rapport aux autres et notre éducation nous retiennent de le faire) mais nous savons que cela est possible et nous ressentons de ce fait notre liberté. En fait nous sommes libres d’agir comme nous le volons malgré les déterminismes. Nous pouvons très bien agir sans raison c’est-à-dire commettre des actes gratuits selon notre libre arbitre. Nous pourrions donc faire un choix absurde sans contrainte apparente mais c’est au moment de notre décision que l’on se rend compte que le déterminisme pèse sur nous, et c’est cette pression qui peut se traduire par une réticence ou de la honte, ce qui fait que nous réalisons que nous sommes libres car capables de choix entièrement décidés par nous mêmes sans subir aucune influence extérieure. Cependant, dans le cas des actes gratuits, il s’agit d’une simple liberté d’indifférence qui est, selon Descartes, « le plus bas degré de la liberté ». On peut alors penser qu’il est possible d’agit librement sans ressentir une contrainte qui soit antérieure à notre choix. En fait, le choix viendrait de nous-mêmes et non d’une situation comme l’affirme Sartre. Dans ce contexte peut-être que le déterminisme est présent est cela est quasiment certain puisqu’on agit selon notre conception des choses qui nous est plus ou moins imposées par notre société et notre éducation. Néanmoins, nous ne le ressentons pas forcément comme le dirait Nietzsche. (Nous sommes accoutumés à notre dépendance qui devient insensible). La décision que nous prendrons sera le plus souvent un objectif que l’on se fixe. On rejoint alors la définition de la liberté selon Rousseau : « la liberté est l’obéissance à la loi que l’on s’est prescrite soi-même ». Imaginons que nous allons accomplir une acrobatie périlleuse : c’est la réalisation de ce projet qui fera surgir un obstacle. Ici il s’agit de notre propre corps. Par les acrobaties nous réalisons à quel point nous sommes libres avec notre corps puisque nous pouvons lui faire faire des choses complexes auxquelles nous n’avions même pas pensé auparavant.  Mais nous nous rendons compte qu’il est difficile de réaliser cette acrobatie qui nous fait peur. La peur provient alors du choix car l’homme peut être effrayé lorsqu’il est voué à lui-même. C’est pour cela que la soumission et l’obéissance constituent parfois une confort mais un confort contraire à la liberté et celle ci est préférable même si elle suscite le doute ou la crainte puisque faire un choix n’est pas toujours chose facile. Cependant, c’est en décidant par nous-mêmes de faire un choix, de se fixer un objectif que l’on est plus libre. La contrainte apparaît après notre décision sous forme d’obstacles, mais que finalement nous avons nous-même choisi. Nous jouissons alors de la plus grande autonomie.

 

Pour Sartre donc, la liberté va de pair avec le déterminisme puisque c’est par lui que nous découvrons nos propres choix et qu’il manifeste finalement notre liberté. De ce fait l’homme étant déterminé tout au long de sa vie (c’est-à-dire soumis à des conditions) il est contraint, à l’intérieur de ces conditions,  à la liberté. La liberté peut parfois être difficile à vivre puisqu’elle suppose un engagement de la part de l’homme dans une situation qu’il n’a pas choisi. Cependant l’homme peut appliquer sa liberté sans ressentir le déterminisme qui pèse sur lui. Dans ce cas l’obstacle apparaît à l’homme après sa décision mais celui-ci apprécie une liberté qui le contraint moins dans le sens où il a choisi sa contrainte et a pu exercer sa liberté malgré et par la situation imposée.

Article écrit par Éric Chevet