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Explication d'un texte de Rousseau sur le langage par Camille L. (élève de TES3) - Janvier 2016.

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Publié le 20/01/2016 à 17:04 dans Bonnes copies d'élèves

"Les idées générales ne peuvent s'introduire dans l'esprit qu'à l'aide des mots, et l'entendement ne les saisit que par des propositions. C'est une des raisons pour quoi les animaux ne sauraient se former de telles idées, ni jamais acquérir la perfectibilité qui en dépend. Quand un singe va sans hésiter d'une noix à l'autre, pense-t-on qu'il ait l'idée générale de cette sorte de fruit, et qu'il compare son archétype à ces deux individus? Non sans doute; mais la vue de l'une de ces noix rappelle à sa mémoire les sensations qu'il a reçues de l'autre, et ses yeux, modifiés d'une certaine manière, annoncent à son goût la modification qu'il va recevoir. Toute idée générale est purement intellectuelle; pour peu que l'imagination s'en mêle, l'idée devient aussitôt particulière. Essayez de vous tracer l'image d'un arbre en général, jamais vous n'en viendrez à bout, malgré vous il faudra le voir petit ou grand, rare ou touffu, clair ou foncé, et s'il dépendait de vous de n'y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait plus à un arbre. Les êtres purement abstraits se voient de même, ou ne se conçoivent que par le discours. La définition seule du triangle vous en donne la véritable idée: sitôt que vous en figurez un dans votre esprit, c'est un tel triangle et non pas un autre, et vous ne pouvez éviter d'en rendre les lignes sensibles ou le plan coloré. Il faut donc énoncer des propositions, il faut donc parler pour avoir des idées générales; car sitôt que l'imagination s'arrête, l'esprit ne marche plus qu'à l'aide du discours. Si donc les premiers inventeurs n'ont pu donner des noms qu'aux idées qu'ils avaient déjà, il s'ensuit que les premiers substantifs n'ont pu jamais être que des noms propres".

Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1754), Hatier, coll. «Les classiques de la philosophie», 1999, p. 43-44.

Explication du texte par Camille L. (TES3).

Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Jean-Jacques Rousseau publié en 1755 a été rédigé en réponse à la question suivante : Quelle est l’origine de l’inégalité des conditions parmi les hommes ? Pour Rousseau, l’homme à l’état naturel s’oppose sur de nombreux points à l’homme civil. Dans l’extrait proposé, il est question du rapport entre la pensée et le langage ; la pensée qui peut donner lieu à des interprétations subjectives, personnelles et le langage qui permet d’accéder à des vérités communes, de dégager l’idée générale de la représentation d’une chose. Le langage est couramment défini comme un moyen d’exprimer nos pensées ou de comprendre celles des autres. Cela signifierait que le langage permet l’expression de la pensée et qu’il y aurait donc une pensée avant le langage. Seulement certaines formes de pensées ne sont possibles qu’avec le langage. L’auteur se demande en effet s’il est possible de penser sans langage et par conséquent si le langage est la condition de la pensée. Il semble qu’à travers cet extrait, la thèse de Rousseau soit que les mots conditionnent la pensée, car l’Homme n’a d’idées que par les mots. Nous allons donc voir que pour pouvoir penser, il faut d’abord connaître les idées générales car elles sont le fondement des mots et que l’imagination ne vient qu’après se mêler au concept de la chose.

 

Afin de mieux comprendre l’extrait proposé, il nous est ici indispensable de différencier les idées générales des idées particulières. Les idées générales correspondent à un concept bien défini, qui est le même pour tous. A l’inverse, les idées particulières désignent l’implication de l’imagination dans la pensée car c’est l’imagination qui donne à notre vision ce caractère subjectif. Les idées, les vérités générales sont pour Rousseau le fruit du langage comme il l’explicite dès le début de l’extrait « les idées générales ne peuvent s’introduire dans l’esprit qu’à l’aide des mots ». En effet, ce dernier permet à l’ensemble de nos perceptions singulières de s’accorder sur des idées communes, c’est en discutant que l’on trouve des points communs.

L’auteur définit l’homme par sa capacité à élaborer des concepts, sa faculté à se perfectionner (« acquérir la perfectibilité ») et l’oppose donc à l’animal qui lui n’est autre qu’un être de sensation. L’animal tel le singe que Rousseau prend en exemple ne dispose pas du langage et ne possède donc que des représentations personnelles de chaque chose qu’il reconnait grâce à sa mémoire et qui lui rappelle des sensations, la « modification qu’il va recevoir ». L’élaboration d’idées générales ne peut se faire que par un cheminement intellectuel (« toute idée générale est purement intellectuelle »), par un effort de réflexion qui est donc possible qu’à l’aide des mots. L’homme se distingue de l’animal par sa capacité de penser. Il faut donc s’efforcer à ne voir en la chose que son concept afin d’en tirer les caractéristiques car « pour peu que l’imagination s’en mêle, l’idée devient aussitôt particulière ».

L’esprit a généralement tendance à ajouter un signe particulier peu importe l’objet que l’on se représente, c’est l’imagination. Nous ne verrions jamais de nous-même ce qu’est l’idée générale d’une chose sans le langage car nous aurions uniquement notre propre vision à laquelle l’imagination a accès et pour obtenir un concept, il faut confronter l’ensemble de nos visions afin d’avoir accès à ce qui s’était noyé dans l’imagination. C’est cette idée que Rousseau explique avec l’exemple de la représentation d’un arbre : « s’il dépendait de vous de n’y voir que ce qui se trouve en tout arbre, cette image ne ressemblerait plus à un arbre ». Il poursuit son explication en évoquant les êtres abstraits, qui eux ne peuvent se concevoir uniquement par une image ou grâce aux mots. Le mot arbre ou le mot triangle représentent alors tous les arbres ou tous les triangles. Cependant même si la définition d’un mot nous donne son idée, la représentation que l’on se fait de la chose restera toujours personnelle.

Il faut des mots et donc un langage pour définir une chose abstraite même si cette définition ne correspond pas réellement à l’image que l’on se fait de l’objet. Les mots rendent possible la perception d’une généralité. Dans l’esprit, nous trouvons les idées générales et l’imagination ; les idées générales que nous avons apprises et qui nous donnent la définition de la chose, et l’imagination qui la représente d’une façon particulière. L’imagination est basée sur des images, et donc des choses que l’on a déjà vues ou aperçues. Par conséquent, lorsque nous tentons de nous imaginer quelque chose que nous n’avons jamais connu, le seul moyen d’avoir une idée de la chose est le discours car comme le précise Rousseau à la fin de l’extrait « sitôt que l’imagination s’arrête, l’esprit ne marche plus qu’à l’aide du discours ».

 

Rousseau voit donc le langage comme la condition de la pensée. Grâce au langage, l’homme devient capable d’intelligence car même s’il développe des idées particulières, ces dernières naissent de la connaissance de l’idée générale. Ce questionnement du rapport entre l’imagination et les mots, nous amène à formuler une question plus générale et à nous demander si comme le pense Rousseau, la pensée est conditionnée par le langage, peut-on toujours penser librement ?

 

Suite à la lecture et à l’analyse de cet extrait,  si je devais prendre position sur la question du rapport entre pensée et langage, j’adopterai la même thèse que celle de l’auteur. Cependant, même si le langage semble être la condition de la pensée, j’accorderai une place plus importante que Rousseau ne semble le faire à l’imagination. En effet, pour reprendre l’exemple du concept de l’arbre, si je devais le définir sans qu’il ne corresponde à un arbre particulier, je dirais que c’est quelque chose de grand et d’imposant, même s’il y a dans cette définition peu d’objectivité car il n’y a pas de confrontations d’idées. Seulement la définition que je donne de l’arbre en général ne permet pas à quelqu’un qui ne saurait pas de quoi je parle de savoir de quoi il est question. En effet, l’idée générale par son caractère conventionnel peut ne rien représenter. Il faut donc selon moi accorder une place particulière à l’imagination car c’est elle qui permet réellement à l’Homme de voir une beauté dans la chose, une beauté dans son monde et de se construire lui-même en se libérant des idées communes et en construisant son cheminement vers son propre intérieur grâce à la connaissance.

En accord avec la thèse de Rousseau, je pense cependant que l’on peut apporter certaines nuances à la thèse défendue. En effet, même si le langage semble être la condition de la pensée, le langage est également l’expression de cette dernière, la confrontation de l’imaginaire et de la subjectivité de l’individu avec l’universalité des idées générales. L’imagination est selon moi, présente avant le langage mais elle n’est pas organisée, elle n’est pas structurée et c’est grâce au langage que la pensée s’articule et donne un sens général aux idées particulières.

Le fait que la pensée soit conditionnée par le langage pourrait remettre en cause la liberté que l’on devrait avoir c’est-à-dire celle de penser librement. En effet, la connaissance des idées générales pourraient être un frein à l’idée particulière de par le fait qu’elle soit tenue pour universalité, pour vérité. Seulement l’idée générale est parfois aussi abstraite que la chose qu’elle définit car elle doit correspondre à l’ensemble de ces choses et non à une en particulier. L’imagination qui est moins limitée que l’idée générale, bien que sa seule limite puisse être cette dernière, nous permet de surmonter ce caractère conventionnel car elle constitue un vaste univers de possibilité. L’imagination est un monde d’évasion qui permet à l’homme de voir au-delà des idées communes.

 

En définitive, le problème posé par l’extrait est celui de savoir si l’on peut penser sans langage. Rousseau prend position sur la question en montrant que pour lui, le langage est la condition de la pensée et qu’il est donc difficile de penser sans langage. Afin d’étayer sa thèse, l’auteur distingue tout au long de l’extrait les idées générales des idées particulières, prend l’exemple du singe pour exprimer la singularité du fonctionnement de la pensée chez l’Homme, il part d’idées abstraites et nous montre que l’on arrive à les définir à l’aide des mots pour enfin conclure sur la capacité du langage à donner un concept à une chose dont on ne possède pas d’images. Cependant, même si la pensée ne semble prendre un sens qu’à l’aide des mots, l’imagination et les idées particulières restent une nécessité pour la propre construction de l’individu et sa capacité à pouvoir aller au-delà des idées générales pour voir en la chose ce que ces idées ne permettent pas.

Article écrit par Éric Chevet